jeudi 14 décembre 2023

Réflexions sur « De l’inégalité parmi les sociétés », de Jared Diamond

Réflexions sur « De l’inégalité parmi les sociétés », de Jared Diamond


Il existe des livres qui apparaissent comme des révélations. Leur lecture affecte notre compréhension de l'histoire, et ne nous laisse aucun choix : certaines de nos convictions tenues jusqu'à présent pour des certitudes s'évanouissent face aux nouvelles vérités. Le lecteur, une fois le volume refermé, songe aux errements qui furent les siens, avant que le brouillard de l’ignorance ne se dissipe. L’évidence paraît dans sa lumière. Jamais plus, se prend-il à penser, sa conception du monde ne sera la même.

L’essai de Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés, n’est pas de ceux-ci. Avis bien abrupt, je le concède, au sujet d'une œuvre universellement reconnue pour sa pertinence. Dans les lignes qui suivent, je m'efforcerai d'expliquer pourquoi sa flatteuse réputation paraît partiellement usurpée : mon but ici est de souligner maintes imperfections, qu'accompagnent de bien ténébreuses assertions, relativisant de fait le statut d’incontournable que certains ont décrit.

De l'inégalité parmi les sociétés
De l'inégalité parmi les sociétés (c) Folio Essais


Le point de départ est la question que posa un Néo-Guinéen à l’auteur, reformulée ainsi :
« Pourquoi la richesse et la puissance sont-elles distribuées ainsi et pas autrement ? Pourquoi, par exemple, ce ne sont pas les indigènes d’Amérique, les Africains et les aborigènes australiens qui ont décimé, asservi ou exterminé les Européens et les Asiatiques ? » (Prologue, page 4).
J. Diamond rejette avec raison les explications racistes et nous invite à suivre sa réflexion au fil de quatre parties :

« De l’Éden à Cajamarca » survole l’histoire de l’homme depuis la « ligne de départ » commune, il y a environ 13 000 ans.

La deuxième partie, intitulée « L’essor et l’extension de la production alimentaire », s’intéresse à la façon dont les hommes ont domestiqué des animaux et des plantes pour assurer leur subsistance, dans des circonstances variables selon la géographie et les conditions du milieu où ils vivaient.

Dans la troisième partie, « Des vivres aux fusils, aux germes et à l’acier », l’auteur se penche sur le rôle des épidémies, sur les apparitions à divers endroits du globe de l’écriture, de la technologie et de sociétés organisées autour de gouvernements d’institutions étatiques.

La quatrième et dernière partie, « Le tour du monde en cinq chapitres » examine diverses « rencontres » entre hommes issus de civilisations différentes

Dans un épilogue, J. Diamond discute du rôle et de la fonction de l’historien.

Un prologue inquiétant

Allons au but. Le plus fascinant, dans cette somme se voulant un manifeste contre l’interprétation raciste des choses, est précisément la tendance réitérée de l’auteur d’écrire des pensées pour le moins suspectes. Dès la page 2, le lecteur est prévenu :
« Nous savions parfaitement tous deux que les Néo-Guinéens sont en moyenne au moins aussi dégourdis que les Européens. »
Le ton est donné, d’emblée et en toute bonne conscience. Il est donc recevable d’élaborer une analyse sur cette idée bizarre : il existe un taux moyen de dégourdissement de l’ensemble d’une population. Si on tient cette chimère pour vraisemblable, comment l’auteur et son interlocuteur savaient-ils aussi « parfaitement » que cette moyenne penchait en faveur des Néo-Guinéens ? On ne le saura pas. Il s’agit d’une opinion, certainement respectable, qui ne saurait tenir lieu de vérité, tant les concepts qu’elle convoque sont flous et subjectifs.

On se dira que cette réflexion est bien mal formulée — sans doute, Diamond voulait dire ici que rien ne prédispose un natif de Nouvelle-Guinée à être moins fin d’esprit qu’un Européen. Cela, toute personne possédant un minimum du bon sens monde l’admettra, de même qu’elle admettra que l’énoncé de la page 2 a de quoi susciter le scepticisme. Nous n’en parlerions pas davantage si, quelques paragraphes plus loin ne nous était livrée une autre affirmation tout aussi intrigante :
« En réalité, les populations modernes de “l’âge de pierre” sont en moyenne probablement plus intelligentes, non moins, que les populations industrialisées. » (p. 7)
Encore une fois, l’auteur nous parle d’une moyenne, cette fois-ci relative à l’intelligence, et encore une fois, le mauvais élève est « probablement » la population industrialisée. Le lecteur serait prêt à croire une assertion résultant d’une démonstration, ou citant des sources de qualité mesurant l’intelligence parmi ces populations, si une telle chose est envisageable. Chacun reconnaîtra que, sans mesure, aucune moyenne n’est possible. Naturellement, il appartient à celui qui affirme de telles choses de préciser avec rigueur quelles sont les « populations modernes de "l’âge de pierre" » et quelles sont les « populations industrialisées ». Sans ces éléments, nous n’avons pas sous les yeux les travaux d’un professeur d’université distingué, mais une réflexion hasardeuse recueillie au comptoir d’un bistrot.

À ce stade (et nous n’en sommes qu’au prologue !) le lecteur est prévenu : ce livre donne la part belle aux idées reçues, même si, avec un peu de bonne volonté, on continuera à se convaincre que le message est bien mal tourné. Mais si le lecteur peut accepter des à-peu-près qui rendent justice à la volonté d’ouverture d’esprit de l’essayiste, celui-ci ne fait rien pour sauver sa cause :
« Dès le tout début de mon travail avec eux, j’ai été frappé de voir [les Néo-Guinéens] en moyenne plus intelligents, plus éveillés, plus expressifs et plus intéressés par les choses et les gens de leur entourage que l’Européen ou l’Américain moyen. » (p. 8)
Jared Damond, on le voit, aime invoquer les « moyennes », et n’a aucune difficulté à tirer de son expérience personnelle des généralités qui concernent, excusez du peu, l’intelligence, l’éveil, l’expressivité et l’intérêt pour les choses de populations aussi vastes (et aussi disparates) que l’Européen et l’Américain moyen.

Examinons ces dernières citations : si, au lieu de mentionner les « populations industrialisées », les Américains ou les Européens, Diamond avait choisi de parler des Africains, par exemple, qui ne songerait pas que ces pensées sont scandaleuses ? Est-ce bien la peine de se déclarer ouvertement opposé au racisme pour écrire avec une complaisance gourmande des mots si fades, et si contraires à la common decency ? On se prend à douter de la valeur intellectuelle d’un professeur émérite.

Diamond avance cependant un semblant d’explication :
« Presque toutes les études sur le développement de l’enfant insistent sur le rôle de la stimulation et l’activité au cours de la petite enfance dans le développement mental, et mettent en évidence le retard mental irréversible associé à des stimulations réduites dans l’enfance. Cet effet explique certainement une part non génétique de la supériorité mentale moyenne des Néo-Guinéens. » (p. 10)
Encore une moyenne ! Cette « supériorité mentale moyenne » n’est naturellement pas démontrée, et rend aléatoires, disons, les inférences que l’on penserait pouvoir tirer de ce fait. Quant à l’hypothèse de la « stimulation de l’activité dans la petite enfance », elle ouvre plus de portes qu’elle n’en ferme. Qu’en est-il de cette stimulation parmi les Guajajara du Brésil ? Ce peuple amazonien est-il mentalement supérieur, en moyenne, à celui des Néo-Guinéens ? Plus intelligent ? Ou bien ces indigènes sud-américains sont-ils moins éveillés, moins expressifs que leurs lointains contemporains de Nouvelle-Guinée ?

Ces questions-là sont stupides et sans grand sens, en plus d’être fondamentalement dérangeantes ? Certainement. Pourtant, Diamond invite ses lecteurs à les prendre au sérieux.


Mike contre-attaque !
Michael Moore : Mike contre-attaque ! (Stupid White Men and other Sorry Excuses for the State of the Nation) (c) La Découverte, 2001

Disons-le encore. L’auteur, on veut le croire, joue la provocation, souhaite heurter le « Blanc », le « civilisé » en déclarant son intérêt pour des sociétés différentes et, estime-t-il avec raison, considérées par certains comme « inférieures ». L’objet de son propos est légitime. Ce sont les mots employés, et sa méthode, qui ne le sont pas. La logique bancale de son approche est identique à celle de Michael Moore dans Stupid White Men et, si l’on pouvait hausser les épaules devant la prose outrancière du gauchiste américain, il est inquiétant de la trouver dans le si célébré Guns, Germs, and Steel. Et il est encore plus douteux de le voir brasser avec tant d’aisance les concepts de « Blancs », de « Noirs » et d’autres « groupes » d’hommes pour asseoir sa réflexion, embrassant de ce fait un principe essentialiste. Il s’en explique page 383 : « Regrouper des populations aussi différentes que les Zoulous, les Somalis et les Ibo dans la même catégorie des “Noirs”, c’est faire fi de tout ce qui les distingue. » En effet ! Il continue :
« Nous négligeons également des différences de taille en assemblant les Égyptiens d’Afrique et les Berbères mais aussi en inscrivant les Suédois dans la catégorie des “Blancs”. De surcroît, les divisions entre Noirs, Blancs et autres grands groupes sont arbitraires car ces groupes se fondent les uns dans les autres : des membres de chaque groupe se sont accouplés avec des membres des autres groupes qu’ils ont rencontrés. »
Toutes ces précautions de langage sont bienvenues, mais restent rhétoriques, car l’auteur finit par conclure que « cette réserve faite, notre classification en grands groupes demeurant néanmoins utile pour comprendre l’histoire, je m’y tiendrai donc. »

Et donc, le lecteur sait qu’il a sous les yeux le texte d’un homme conscient des insuffisances qu’il profère. Il prendra la suite de l’essai avec d’infinies précautions — c’est bien le moins qu’il puisse faire au vu des errements offerts par cet inquiétant prologue.

Cajamarca, 1532

L’interrogation revient avec obstination dans l’essai, car elle illustre le thème fondamental : pourquoi l’Europe a-t-elle pu conquérir si vite l’Empire des Incas ? La réciproque — des armées sud-américaines débarquant dans l’Espagne de la Renaissance, et lui imposant son joug — aurait-elle été possible ? Le point crucial est la capture d’Atahualpa par Pizarre et les siens au terme du carnage de Cajamarca.

L’essayiste, après avoir retracé les faits, pose la question, et y répond sans apporter de révélations : chevaux, technologie des armes à feu, alliés locaux qui se retournèrent contre leur maître et précipitèrent l’effondrement des Quechuas. Tout cela est connu et rien ne vient ici éclairer d’un jour nouveau l’histoire.

Il est cependant permis d’insister sur un fait de la plus haute importance, que Diamond se refuse à mettre en évidence. Les autochtones étaient pétris de superstition. Le récit de la capture de l’empereur par Pizarre est éloquent. Alors que la bataille faisait rage sur une esplanade rougie par le sang, l’une des plus grandes préoccupations des Quechuas, loin d’organiser leur défense contre l’agresseur, était de maintenir à l’écart du sol la litière où se tenait l’empereur. Que l’un des porteurs périsse, un Indien accourait pour prendre sa place. Protéger son souverain au cœur du combat est un acte héroïque et nécessaire, toutefois ce n’est pas exactement ce qui se produisit : plutôt que de mettre Atahualpa à l’abri, et d’envisager une riposte dans l’urgence, les Incas œuvraient pour que sa litière ne cesse d’être portée. On trouve assurément ici l’expression d’une superstition qui prenait le pas sur l’esprit pratique. 

Bien entendu, l’Européen aussi avait ses croyances et ses fétichismes, mais ceux-ci ne tenaient semble-t-il pas le même rang dans son expérience du monde. Les conquistadores mal dégrossis ne brillaient pas par leur finesse d’esprit, et Pizarre lui-même, enfant d’une Estrémadure déshéritée, ne savait sans doute pas lire. Cependant leur épopée s’inscrit dans celle plus vaste d’une civilisation européenne, porteuse d’histoires séculaires d’empires triomphants puis défaits, de chroniques immémoriales de guerres et de ruses. La Reconquista venait de s’achever. Au poids des mythes s’opposaient ceux des sciences et d’une philosophie qui lentement se départait de l’emprise religieuse. La conquête du Pérou est contemporaine de la première édition du Prince de Machiavel, du Gargantua de Rabelais, de l’Orlando furioso de l’Arioste. On en chercherait en vain le pendant outre-Atlantique. L’histoire des hommes, là-bas, était différente ; et si beaucoup d’entre eux périrent à cause des germes, gardons en mémoire que leur propre culture ne les immunisait nullement contre les mille stratagèmes de l’art de la guerre, tels qu’ils vivaient dans l’âme des guerriers de l’Ancien Monde.

Atahualpa par Concepción Bravo
Concepción Bravo : Atahualpa (c) Historia 16 / Quorum 1986 


Quand Pizarre captura Atahualpa, l’empire Inca sortait d’une terrible guerre civile. Diamond la présente en ces termes :
« La raison de la guerre civile était une épidémie de petite vérole qui se répandit parmi les Indiens d’Amérique du Sud après son arrivée avec les colons espagnols à Panama et en Colombie. Autour de 1526, elle avait terrassé l’empereur inca Huayna et la majeure partie de sa cour, puis son héritier désigné, Ninan Cuyuchi. Ces morts précipitèrent une guerre de succession entre Atahualpa et son demi-frère, Ninan Cuyuchi. Sans l’épidémie, les Espagnols auraient dû affronter un empire uni. »
Il est permis de hausser les sourcils. On ne sait pas exactement quelle maladie terrassa Huyana Capac, sa cour et son héritier, même si la petite vérole est un candidat sérieux. L’essentiel est ailleurs : l’empire inca était un jeune géant aux pieds d’argile. Jeune, car les historiens actent son apparition autour de 1438 (bataille de Yahuar Pampa) — moins d'un siècle avant la fatale rencontre avec les Espagnols. C’est dans ces années que naît Martín Alonso Pinzón, futur capitaine de la Pinta. Fragile : son expansion fulgurante, touchant le Chili et la Colombie, encourageait l’essor sur son immense territoire de baronnies contestataires. La très violente confrontation entre les deux prétendants, Atahualpa et Huascar, est une conséquence logique d’un éclatement annoncé : le premier est associé à l’empire du nord, à peu près l’Équateur actuel, tandis que le second tenait sa légitimité de la capitale péruvienne Cuzco. La disparition de Huyana et de son « successeur désigné » déclencha une guerre civile qui couvait, attisée par le ressentiment des peuplades asservies. Seule une volonté farouche de servir la thèse de Diamond fait apparaître dans l’équation une épidémie venue d’Europe. Que Huyana et son successeur potentiel soient morts de vérole, de rougeole ou d’une quelconque autre cause n’a en l’espèce aucune importance pour le déroulement des faits. La maladie n’a pas décimé les rangs incas suite à la bataille de Cajamarca : de ce point de vue, les armées autochtones étaient intactes. Les troupes du nord dirigées par le général Rumiñahui étaient même restées en réserve, à l'écart des combats contre Cuzco. L’hécatombe due aux microbes arrivera plus tard, quand la cause était déjà entendue.

Si le « choc des civilisations » qui eut lieu à Cajamarca est emblématique, l’événement reste un symbole. Même sans ce carnage et la naïveté d’Atahualpa, on ne voit guère comment l’empire inca aurait pu résister longtemps aux forces européennes, mieux équipées et instruites par la récente conquête du Mexique. La bataille entre le pot de terre et le pot de fer était trop inégal, d’un strict aspect militaire. On est tenté de suivre Diamond quand il explique comment les hommes, de part et d’autre de l’océan, étaient arrivés à la situation qui était la leur au début du XVIe siècle, et notamment dans sa description des progrès de la domestication, et pointant l’absence de bêtes de trait dans le Nouveau Monde. Ces pages retiennent l’intérêt et séduisent l’esprit, quand bien même on ne saurait juger de leur valeur objective.

La Nouvelle-Guinée, centre du monde

Un lecteur de la planète Mars penserait, à lire cet essai, que l’histoire du monde s’est créée autour de celle de la Nouvelle-Guinée. Le nom de ce pays apparaît 300 fois, et à 149 reprises l’essayiste nous parle de Néo-Guinéens. Presque 450 occurrences — à peu près une par page. L’explication est simple : M. Diamond a vécu dans cette île et y a forgé, selon ses dires, de solides amitiés. On veut bien le croire. De même qu’on croirait avec raison que l’auteur d’un travail rigoureux doit être capable de laisser de côté ses passions personnelles pour se vouer à l’objet de sa thèse : en l’espèce, le recours constant aux anecdotes ou observations relatives à ce pays n’apporte pas grand-chose à la trame argumentaire du récit.

La remarque vaut pour la plupart des chapitres, échafaudés autour de rappels historiques, ou relatifs à l’histoire naturelle, ou à l’évolution des systèmes d’écriture, qui s’étalent sur de longues pages, sans qu’ils ne contribuent en rien à l’architecture logique du récit. Pour le dire autrement, les retirer ne modifierait nullement le propos général. Ce remplissage n’est pas sans intérêt, mais c’est du remplissage. L’auteur parsème sa rédaction de questions, qu’il lui appartient d’élucider, sans y parvenir toujours. Or, c’est à la lumière des prémisses et des inférences que le lecteur doit pouvoir se forger une opinion.

Plutôt que se consacrer à cette tâche, Diamond s’emploie à décrire la supériorité intellectuelle de nations lointaines.
« Il y a des Edison en puissance parmi les Néo-Guinéens que je connais. Mais ils ont consacré leur ingéniosité à des problèmes techniques appropriés à leur situation : ceux que posent la survie sans possibilité d’importation en plein cœur de la jungle plutôt que ceux de l’invention de la photographie. » (p. 255)
Pourquoi pas. Ce sont là des réflexions personnelles, admettra-t-on, que rien ne vient étayer. Toutefois, Diamond aurait gagné en précision en reconnaissant que l’inventeur de la photographie (qui n’était pas Edison) a rendu service au genre humain, à la différence du génie apprenant comment survivre dans la jungle.

La fascination pour la Nouvelle-Guinée reflète çà et là une mise en perspective de la civilisation, en tant que telle, et surtout de celle née en Europe. Ainsi, l’essayiste nous apprend incidemment que le… Coran est l’un des « piliers moraux » de la civilisation occidentale :
« Il se pourrait donc bien que ce soit l’Afrique qui ait donné naissance aux langues parlées par les auteurs de l’Ancien et du Nouveau Testament et du Coran, piliers moraux de la civilisation occidentale. » (p. 387)
Ce passage n'étonnerait pas dans une de ces productions Netflix qui font la part belle à la « diversité », quitte à tordre la réalité historique afin de mieux complaire à un certain public. Mais est-il possible qu’une telle chose ait été écrite dans un ouvrage sérieux, ait passé l’épreuve des relectures et de l’examen éditorial ? La réponse, hélas ! est « oui ».

Queen Cleopatra, Netflix
Queen Cleopatra (c) Netflix

On appréhende de trouver ici le récit d’un homme confortablement installé en Californie et qui croit bon de vanter les mérites des sociétés de chasseurs-cueilleurs. Cette vision imbibée de rousseauisme se retrouve à divers endroits. Par exemple, page 107 :
« Au cours de la dernière décennie du siècle, [les rares peuples restés chasseurs-cueilleurs] auront eux aussi cédé aux attraits de la civilisation, se seront établis sous la pression de bureaucrates ou de missionnaires, ou auront succombé aux germes. »
Des bureaucrates, des missionnaires, des germes, quel triste sort pour ces peuples voués à « céder aux attraits de la civilisation ». C’est entendu, mais le doute est permis. Et si le « bon sauvage » désirait lui aussi profiter du confort moderne et tirer parti de ce que cette maudite civilisation de bureaucrates et de missionnaires pourrait lui offrir ? De plus, n’est-ce pas auprès d’elle qu’il pourrait précisément trouver protection contre ces « germes » qui obsèdent tant M. Diamond ?

C’est que, fidèle à une certaine tradition d’antiracisme — qui, depuis lors, a fait florès — M. Diamond se garde bien d’attribuer à ceux qu’il appelle « les Blancs » une quelconque supériorité morale ou intellectuelle. La question qu’il pose au sujet de l’Australie est révélatrice :
« Quand on les interroge sur l’“arriération” culturelle de la société aborigène, beaucoup d’Australiens blancs ont une réponse simple : les insuffisances supposées des aborigènes eux-mêmes. » (p. 292)
Quelques lignes plus bas, on lit :
« Le continent était le même, seules les populations étaient différentes. En conséquence, l’explication des différences entre société indigène et société européenne d’Australie doit se trouver dans la nature des différentes populations qui les composent. La logique de cette conclusion raciste paraît irrésistible. Nous allons voir qu’elle pèche cependant par une erreur grossière. »
Suivent plusieurs pages consacrées à l’histoire de l’Australie, à la comparaison des sociétés aborigène et néo-guinéenne, avant qu’enfin nous sachions la réponse apportée à cette « conclusion raciste » :
« N’aurait-on pas là, s’agissant de l’évolution des sociétés humaines, une expérience parfaitement contrôlée nous obligeant à en tirer des conclusions racistes élémentaires ? Le problème est simple. Les colons européens n’ont pas créé en Australie une démocratie industrielle, productrice de vivres et alphabétisée. Tous ces éléments, ils les ont importés de l’extérieur. » (p. 314)
Suit une énumération (il serait intéressant de savoir combien d’énumérations sont présentes dans ce livre, et si leur répétition apporte quoi que ce soit) de ces éléments importés, « produits finis, fruits de 10 000 ans de développement dans des milieux eurasiens. » Cette révélation enchantera les enfonceurs de portes ouvertes. Dommage que Diamond n’aille pas au bout de l’évidence qu’il a ingénument prononcée : ces « produits finis » issus de millénaires de perfectionnement dans des milieux eurasiens ne sont-ils pas intimement liés à la population occidentale qui s’établit en Australie ?

La réponse qu’il apporte n’en est pas une : elle renvoie aux fondements même de la question initiale, celle qui pourtant était qualifiée de « raciste » en plus de « pêcher par une erreur grossière ». L’erreur consisterait à assigner aux aborigènes une intelligence inférieure à celle des Blancs, mais non à pointer les différences dans l’organisation de leurs sociétés respectives. Diamond précise : « Les Européens n’ont jamais appris à survivre en Australie ou en Nouvelle-Guinée sans la technologie eurasienne. Robert Burke et William Wills étaient assez intelligents pour écrire, mais pas assez malins pour survivre dans le désert australien où vivaient des aborigènes »

Burke et Wills, pionniers blancs, ont péri dans leur exploration du continent, en 1861, et on laissera le soin aux érudits de décréter si ces explorateurs étaient des malins ou des crétins. Peu importe : l’auteur nous dit ici que les aborigènes pouvaient vivre dans le désert australien, sans technologie eurasienne. En d’autres termes, il pointe bien dans cette société, ne lui en déplaise, une nature différente de celle des Blancs — nature civilisationnelle, bien entendu, et non des individus considérés sous l’angle biologique. Il n’est pas assuré que les « Australiens blancs » coupables de pensées racistes aient en vérité une opinion autre.

Appels à la nature et autres errements

On n’est pas étonné de lire, sous la plume de ce progressiste, un insolite appel à la nature :
« Un amuse-gueule d’amandes amères peut tuer une personne assez sotte pour passer outre l’avertissement de l’amertume. » (p. 112)
Amateurs de pamplemousses, buveurs de bière IPA, vous voilà prévenus, sots que vous êtes. Mère nature, Gaïa toute-puissante, ne nous dit-elle pas que l’amertume est un signal d’alerte ?

Cet essai qui valu à son auteur le prix Pulitzer en 1998 présente d’autres étonnantes erreurs. Page 252, Diamond parle de la Tchécoslovaquie moderne, ce qui suppose une méconnaissance flagrante de la marche du monde. Ou encore, page 71, il discourt sur la guerre civile entre « Atahualpa et son demi-frère, Ninan Cuyuchi ». Le pauvre Ninan Cuyuchi mourut de fait avant le déclenchement de la guerre civile inca — et, pour cause, sa disparition hâta la catastrophe. L'essai compte aussi de curieuses tentatives de faire de l’humour quand, page 332, son auteur narre « une situation du plus haut comique » avec des mots qui persuaderaient un suicidaire de passer à l’acte.

Il sous-estime le rôle de la civilisation et de ce qu’elle comporte dans l’établissement de l’inégalité entre les sociétés. Page 255 : « L’avantage initial considérable de l’Eurasie s’est ainsi traduit par une très grande avance en 1492 — pour des raisons qui tiennent davantage à sa géographie particulière qu’à l’intelligence des hommes. » La géographie n’explique pas tout, et cette explication commode est à elle seule fausse. C’est l’auteur lui-même qui le dit, car on lit p. 419 : « Contrairement à la Chine, l’Europe n’a jamais eu de despote capable de tout verrouiller. » Ce dernier point est déterminant. L’absence de centralisme européen s’est manifestée par une mise en concurrence des nations, quand la Chine se referma sur elle-même en 1433 et renonça aux grandes expéditions maritimes.

Le constat induit autre chose. Le récit de l’inégalité entre les sociétés, commencé dans la nuit des temps, rejoint immanquablement l’actualité récente, à l’échelle des millénaires. La métahistoire est remplacée par la bonne vieille histoire, avec ses faits politiques et ses bouleversements. L’ambition initiale de l’essayiste s’en trouve contrariée, car la conclusion finale ne serait-elle pas celle que la richesse des nations procède de l’intelligence des systèmes politiques ? La géographie a bon dos : explique-t-elle les différences entre RFA et RDA ? Entre les deux Corées ? Entre le Botswana et le Zimbabwé ?

Les bienfaits de l’humanisme (liberté, démocratie, lutte contre les croyances) n’apparaissent pas clairement dans les éléments brassés dans l’essai — pour ne pas dire jamais. Ces phénomènes n’intéressent pas l’auteur, qui se donne le luxe de les maltraiter. Il est très révélateur et très préoccupant que Diamond livre sans sourciller page 266 une réflexion effrayante :
« Entre un kleptocrate et un homme d’État avisé, […] il n’y a jamais qu’une différence de degré : tout dépend du pourcentage du tribut prélevé sur le peuple et conservé par l’élite et du regard que porte le peuple sur les usages publics auxquels est affecté le tribut redistributif. »
Cette phrase est invraisemblable. Elle fait fi du système politique dans lequel évolue l’homme d’état : l’état de droit, précisément, encadre le pouvoir des dirigeants, et si ce pouvoir nous paraît aujourd’hui excessif, c’est que les contre-pouvoirs fonctionnent mal. Et le dirigeant avisé, nous enseigne l’examen des faits politiques du dernier siècle, est bien davantage celui qui laisse la liberté à ses administrés que celui qui les tient par la contrainte. Le « tribut redistributif » dont parle Diamond n’est autre que la « part du gâteau » qu’il faudrait trancher à parts égales, selon une hérésie familière aux étatistes dont l’auteur semble se faire un héraut.

L’écrivain, sur sa lancée, compare sans désemparer Mobutu à… George Washington :
« Le président Mobutu de l’ex-Zaïre (aujourd’hui Congo) nous apparaît comme un kleptocrate parce qu’il thésaurisait à l’excès le tribut (l’équivalent de milliards de dollars) et ne le redistribuait guère. Mais nous tenons George Washington pour un homme d’État parce qu’il consacra l’argent des impôts à des programmes suscitant l’admiration et qu’il ne s’est pas enrichi à la faveur de ses fonctions présidentielles. »
C’est expéditif, provocateur, et faux : Washington, benoîtement dépeint en brave épicier décidant de l’allocation des impôts, était l’un des pères fondateurs de la constitution américaine, dans l'héritage philosophique des Lumières. Le tyran du Zaïre cultivait quant à lui une politique institutionnelle de pillage et de corruption. Comparer les deux hommes dans une optique de « différence de degré » n’est pas simplement une ânerie : c’est une insulte à l’intelligence.

Cela ne compte guère pour Diamond, qui se paye de mots et lance de dernières piques édifiantes :
« Il n’en est pas moins né fortuné, dans un pays où la richesse est beaucoup plus inégalement distribuée qu’elle ne l’est dans les villages néo-guinéens. »
Diamond, on le voit, cuisine ici la tarte à la crème de la répartition inégale des richesses, tout en pointant innocemment le fait que Washington, quelle horreur, soit « né fortuné ». À se demander dans quel sommeil profond un si éminent intellectuel était plongé quand le mur de Berlin fut détruit !

Comment vouloir porter à la face du monde une histoire commencée à l’aube de l’humanité, quand on n’est pas capable de tirer le bilan des dernières décennies ?

Épilogue. Un livre pré-wokiste ?

Lisons ce passage de la page 429 :
« Bien que la plupart des biologistes admettent que les systèmes biologiques sont en définitive entièrement déterminés par leurs propriétés physiques et obéissent aux lois de la mécanique quantique, la complexité des systèmes signifie dans les faits que la causation déterministe ne se traduit pas en prédictibilité. La connaissance de la mécanique quantique n’aide pas à comprendre pourquoi des prédateurs placentaires introduits ont exterminé tant d’espèces australiennes de marsupiaux ni pourquoi ce sont les Alliés, plutôt que les Puissances centrales, qui ont gagné la Première Guerre mondiale. »
Ce sont là de bien grands mots, et de bien curieuses méthodes, pour décrire une plate évidence. En effet, l'histoire n'est pas une science, et la mécanique quantique ne permet pas d’expliquer la victoire des Alliés en 1918. Pas plus que la science mycologique, précisons-le à l’attention des étourdis. La mécanique quantique n’a rien à faire dans ce galimatias, sauf à vouloir éblouir le gogo. Du reste, l’auteur sous-entend que la physique quantique autoriserait une approche déterministe, ce qui est une jolie perle. Voilà ce qui se passe quand on emploie des mots sans maîtriser les concepts qui en découlent. Ce procédé renvoie aux pires charlatans s’efforçant de fourguer leur pacotille. On souffrirait d’inscrire M. Diamond, certainement un homme très sympathique et bienveillant, au bas de la longue liste des imposteurs médiatiques. Force est de reconnaître que l’accumulation des approximations et des erreurs factuelles ne permet pas d’éloigner cette éventualité.

Ne soyons pas injustes. On retiendra de ce livre des réflexions intéressantes et un panorama de l’histoire humaine par endroits original en dépit de certains accrocs, en partie exposés plus haut. Cependant, on notera aussi que plusieurs de ses thèmes « indigénistes », relativistes et antilibéraux ont, ces dernières années, pris une importance démesurée en Amérique du Nord et dans l’Europe de l’Ouest, avec leurs terribles corollaires brutaux et antisémites. Cet essai de 1997 apparaît de temps à autre comme un manifeste wokiste avant l’heure, et légitimé en cela par le prestige de son auteur et l’accueil du public. Peut-être sera-t-il même étudié comme un ouvrage précurseur, si l'Université parvient à sortir honorablement des turbulences actuelles.

Un dernier mot : à plusieurs reprises, l’essayiste s’aventure dans la fiction historique. Page 404, il énonce : « Des troupes de choc bantoues chevauchant des rhinocéros auraient pu venir à bout de l’Empire romain. »

Oui, elles l'auraient pu, surtout si elles avaient revêtu leurs rhinocéros de cuirasses d’uranium appauvri — tant qu’à faire de l’uchronie, pourquoi ne pas aller au bout ? Fort heureusement, Diamond prend le soin d’ajouter aussitôt : « Cela ne s’est jamais produit. » Cette précision montre l’intelligence qu’il prête à ses lecteurs. Peut-être n’a-t-il pas tort, après tout, au vu des louanges qui accompagnèrent la sortie de Guns, Germs, and Steel.

Alain CF, décembre 2023

Références

Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés — Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire (Guns, Germs, and Steel. The Fates of Human Societies). Traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat. Éditions Folio Essais.

Pour l'histoire d'Atahualpa, se référer par exemple au livre de Concepción Bravo cité plus haut.

samedi 15 avril 2017

A la recherche d'Henri Tomasi

"La tombe du compositeur Henri Tomasi est située au bout de l'allée en contrebas du portail".



Deux fois déjà je m'étais rendu dans le vieux cimetière de Penta di Casinca à la recherche de la tombe du grand musicien corse. Et deux fois déjà j'avais erré en vain dans ces allées doucement vallonnées et ombragées par des arbres vénérables, écartant de grandes fougères en quête du mémorial. La Méditerranée, pourtant si proche et cependant écrasée par la perspective du surplomb, occupait tout le vaste horizon de l'orient. A l'ouest, l'on devinait à travers les nuages les sommets des montagnes corses lacérées de ravines abruptes.

Au bout de l'allée, dit la plaque. Mais les allées ne manquent pas dans ce lieu apaisé. J'en avais explorées plusieurs, déchiffrant les noms sur les caveaux, m'efforçant d'ouvrir sans dommage maints portails mangés par la rouille. J'avais voulu demander de l'aide : personne ne se montra dans l'ancienne église San Michele qui veille depuis tant de siècles sur le Campo Santo. Une belle maison, nichée au bout du cimetière, était restée tout autant silencieuse.

La troisième visite fut la bonne. Mon regard fut cette fois-ci attiré par une lyre stylisée ornant l'entête d'un portail. Je fis jouer avec prudence le vieux verrou et pénétrai dans un carré que j'avais déjà visité en vain. Je savais qu'aucune tombe ici ne portait le nom d'Henri Tomasi. Mais j'étais sûr que la lyre m'indiquait le bon endroit. Me souvenant de l'indication sibylline "en contrebas du portail", je me tournai vers le mur où l'entrée avait été pratiquée. Le mémorial de Tomasi était bien là, dans son émouvante simplicité.

Une plaque de marbre, fixée à même la paroi, rend hommage à l'artiste.

Henri TOMASI
1901 - 1971
En cette terre de Casinca, terreau de ses ancêtres,
reposent les cendres de l'un des plus éminents compositeurs
et chefs d'orchestre du XXème siècle.
Son œuvre musicale sut glorifier la Corse et
magnifier les textes des plus grands écrivains.

Un extrait de Retour à Tipasa, d'Albert Camus, complète l’inscription :

Au milieu de l'hiver, j'apprenais enfin
qu'il y avait en moi un été invincible.
O lumière ! O vibrante lumière !

Au pied de cette évocation, une deuxième plaque a été posée, avec quelques notes extraites du mélodrame composé par Tomasi sur le beau texte de Camus, et cette nouvelle exhortation : Ô Lumière !

L'imploration est heureuse, tant l'art de Tomasi, tout en clarté et équilibre, semble voué à la lumière et se ressent d'un humanisme sincère. Il compose, pendant la terrible année 1942, le Requiem pour la paix "Dédié aux martyrs de la résistance et à tous ceux qui sont morts pour la France" et met en musique en 1959 un remarquable écrit de la Résistance - et sans doute l'un des plus beaux - avec le drame lyrique le Silence de la Mer, d'après Vercors. Son inspiration, loin d'être celle d'un folkloriste facile centré sur l'île de ses ancêtres, nous mène aussi bien au Extrême Orient, en Afrique ou en Amérique Latine, tandis que son goût pour les modes anciens, grégoriens ou tournés vers la Grèce antique, révèle l'étendue de ses affinités spirituelles. L'un des sommets de son œuvre est l'étonnante Symphonie du Tiers-Monde (1968) traversée de bruits de chaînes et de révoltes et qui s'achève par un immense cri d'espérance.

En 2001, pour le centenaire de l'artiste, Claude Tomasi a fait transférer en Corse les cendres de son père, décédé trente ans plus tôt et alors enterré à Avignon. L'on trouvera des informations de première main sur cet événement et la vie du musicien aux adresses suivantes :


et naturellement sur le site consacré à cette grande figure de la musique du XXe siècle, où l'on pourra trouver une mine de renseignements et écouter des extraits musicaux :


Le chemin vers ce mémorial - qui n'a pas la forme d'une tombe, raison pour laquelle je ne sus le trouver dans mes deux premières tentatives - mérite sans doute quelques éclaircissements. Il faut quitter la route nationale 198 (aujourd'hui rebaptisée route territoriale 10) à hauteur de San Pancrazio, à une trentaine de kilomètres au sud de Bastia, pour entreprendre une étonnante montée en virages aigus vers Penta.



Cette admirable commune de la Casinca a conservé le charme unique d'un passé toujours vivace. L'on ne visite pas ici une de ces cités-musées qui vous étreignent par leur froideur sclérosée. Penta l'exceptionnelle a su rester simple, et l'âme sort grandie d'une simple promenade entre ces vieux murs où niche l'émouvante église San Michele.

Vue de Penta di Casinca depuis la route D6

Village classé
Le vieux cimetière se trouve un peu plus loin. Emprunter la rue Pojoletta puis tourner à gauche sur San Michele, qui passe entre deux piliers d'un ancien aqueduc.

L'aqueduc sur la rue San Michele

On longe alors le vieux cimetière. Peu avant la fin de la route, une plaque indique la présence de la tombe d'Henri Tomasi.

Vieux cimetière : plaque indiquant la "tombe" d'Henri Tomasi

La voie est trop étroite pour laisser la voiture, mais la place ne manque pas au bout de la route (où l'on pourra faire demi-tour). A partir de la plaque, il faut gravir les marches et continuer tout droit sur le sentier, fermé par la grille déjà mentionnée :


Le portail à la lyre

Le mémorial Henri Tomasi, presque secret entre les frondaisons

La plaque en hommage au musicien

Ô Lumière ! avec un extrait de la partition de Retour à Tipasa (d'après Camus)




Voir sur Google Maps :




mercredi 22 février 2017

Purée amazonienne

La route qui mène en Amazonie a quelque chose de déconcertant. Là où on imagine une piste entravée de troncs sinueux, qu'il faudrait contourner en prenant garde aux anacondas tapis dans les frondaisons, se trouve un bête chemin de terre plutôt rectiligne et dénué de tout pittoresque. Et encore, je fais part de souvenirs déjà anciens. Aujourd'hui, un ruban de bitume soigneusement bordé de barrières de sécurité a dû remplacer le chemin rocailleux.

Roger et moi revenions au long de cette fameuse piste de Puerto Misahuallí, bourgade baignée par le Rio Napo. Le trajet ne présentait pas de difficulté particulière et quand nous vîmes deux autochtones nous faire des signes depuis le bas-côté, c'est sans la moindre hésitation que nous stoppâmes pour les prendre à bord. Les deux types, munis de paniers de fruits, désiraient se rendre à quelques kilomètres de là. Une conversation bénigne, comme toutes celles que l'on peut avoir avec des passagers réunis par le hasard, s'était engagée. Mais seul l'un des deux gars parlait. Je ne voyais pas, dans mon rétroviseur, la tête de l'autre. Allez savoir pourquoi, il s'était réfugié dans un mutisme obstiné, laissant le soin à son compagnon d'assurer l'art de la conversation.

Purée de mangue (c) http://mybeautifuldinner.com/recette/le-meilleur-mango-bowl/


Celle-ci tourna court. Au beau milieu de nulle part, le passager bavard nous demanda de nous arrêter, certifiant que leur destination était atteinte. Un peu étonné de cette précipitation, je stoppai la Peugeot, refusai la traditionnelle obole que les auto-stoppeurs payent dans ce pays, et voulus descendre aider nos passagers à reprendre leurs paniers de fruits. "Inutile ! merci !" fut la réponse précipitée et, étonnés, nous vîmes les deux gaillards s'activer, fuyant presque, vers on ne sait quel repaire.

Déconcertés par cette disparition subite, nous reprîmes la route. Mais une odeur douce-amère flottait dans l'habitacle et nous chatouillait désagréablement les narines. "Ils ont dû oublier des fruits trop mûrs", supposa Roger.

J'arrêtai la voiture pour jeter un œil à l'arrière. Un détail me frappa : une tâche orangée dégoulinait dans le dos de mon siège de conducteur. Le passager muet aurait-il par mégarde frotté l'un de ses fruits ? Mais Roger avait vu autre chose. Tout le sol était recouvert d'une purée brunâtre, exhalant son parfum âcre de mangue prédigérée. Le type avait vomi avec abondance, noyant la douce moquette de la 405 sous une épaisse couche de bouillie qui, nous nous en rendions compte maintenant que nous étions penchés sur le forfait, exhalait une abominable odeur de bile.

Je suis redevable devant l'éternité à Roger d'avoir pris sur lui le nettoyage de cette ignominie, tant l’écœurement m'avait amené au bord de la syncope. La main passée dans un vieux sac plastique, il vida l'auto de la majeure partie du bouillon infernal, le ramassant à force de pelletées clapotantes.

Nous avions rendez-vous avec un autre ami dans un restaurant de brousse. Nous fûmes alors abordés par un Français qui désirait aussi se rendre à Quito, un de ces baroudeurs-voyageurs qui avaient la fortune de courir le monde en comptant sur la générosité des gens. Nous l'avertîmes que le sol sur lequel il poserait les pieds était souillé de façon innommable. Mais l'homme n'en avait cure, et en effet, il fit tout le voyage les chaussures baignées par le restant de bol alimentaire, à la place même où le malade avait rendu tripes et boyaux. Cela ne le découragea nullement de nous narrer, pendant de longues heures, les paysages fabuleux par lui découverts dans les îles enchanteresses du Pacifique, alors que de prégnantes effluves de bile âcre saturaient l'habitacle.

mercredi 15 février 2017

Le benêt des frontières

J'ai un truc pour passer les frontières. Je prends mon sac sur l'épaule et adopte les traits d'un parfait naïf, un peu niais, foncièrement inoffensif. Si j'ai une casquette, je la rabats sur l'arrière de la tête pour accentuer l'apparence de l'imbécile bénin.

Que l'on me croie ou non, j'ai passé ainsi sans aucune encombre la frontière entre le Maroc et l'Espagne, quand tous les touristes - je dis bien tous - étaient soigneusement contrôlés et sommés de dépiauter leurs sacs devant des policiers pointilleux. Ayant décidé de ne pas attendre comme le commun des voyageurs, je pris le fameux air à la Bourvil et, déambulant comme le plus ingénu des ravis, le regard vaguement porté sur un horizon flou et le sourire comblé par Dieu sait quelle pensée éthérée, je dépassai toute la rangée d'un pas placide sans être nullement inquiété.

J'ai utilisé la technique avec succès maintes fois, même en Europe avant que Schengen n'ouvre les frontières. Bien entendu, en de telles occasions, je ne passais pas inaperçu. Je sentais bien se poser sur moi le regard questionneur des douaniers. Mais pas un ne bronchait. Inutile, pensaient-ils sans doute, de perdre du temps à fouiller un tel ingénu. Ce en quoi ils avaient raison, car jamais je n'ai tenté de passer en fraude quoi que ce soit de répréhensible. Ma démarche n'était donc pas celle d'un hypocrite. Elle ne faisait qu'accentuer un peu l'aspect bonasse des traits de ma jeunesse, dans le but de faire gagner du temps aussi bien au fouillé qu'au fouilleur.

La méthode du benêt inspirée par le brave soldat Chvéïk s'est toujours montrée redoutable. Mais il arriva qu'en Amérique du Sud l’entourloupe se retournât contre moi.

(c) http://www.elcomercio.com/actualidad/puente-rumichaca-cerrado-domingo-plebiscito.html

Je passai ainsi à pied le pont de Rumichaca, qui relie l'Equateur à la Colombie, le visage empreint de la plus tendre bénignité dont j'étais capable. Personne n'y trouva rien à redire, si bien que me voilà pénétrant hardiment en territoire colombien, sans que mon passeport ne se vît tamponné du visa indispensable à tout étranger. Clandestin malgré moi ! Cet oubli des autorités, encouragé par mon comportement de jeune cuistre, allait me causer bien des tracas. Quand je voulus prendre l'avion à San Juan de Pasto, deux armoires à glace me bloquèrent l'accès à la piste, m'intimant l'ordre de retourner au poste frontière. Il fallut l'intervention du pilote, venu en personne réclamer le passager manquant, pour que les deux gorilles, échangeant un regard de connivence, acceptassent de me laisser embarquer, contre la promesse expresse d'arranger ma situation à Cali.

Mais à Cali, rien ne devait s'arranger. Un gratte-papier d'une administration obscure se débarrassa de moi en m'envoyant consulter je ne sais quel haut gradé de l'aéroport. Je trouvais ledit colonel, absorbé à lutiner une Colombienne à la peau mate tendrement lovée sur ses genoux. Tout ce que ce Casanova des tropiques trouva à me conseiller, c'est de repasser la frontière dans l'autre sens, et sans davantage m'arrêter aux points de contrôle, le jour où je repartirais. Bref, un officiel bardé de galons m'enjoignait de violer la loi.

C'est ce qui devait arriver. Vaguement inquiet tout de même, car cette fois-ci j'avais quelque chose à me reprocher, j'empruntai le fameux pont dans l'autre sens, affectant l'air béat qui ne m'avait que trop bien réussi la fois précédente. Si nul douanier ne m'arrêta, je fus abordé par deux gars en civil qui avaient l'air de se balader sur le pont. Ils me montrèrent fugitivement leur carte officielle, sur laquelle je ne pus distinguer qu'un dessin de condor, ce qui ne voulait pas dire grand chose, les deux pays ayant pris cet animal comme emblème. L'alternative était claire. Si j'avais affaire à des Colombiens, les pitres tracas s'annonçaient. Mais ils devait s'agir d’Équatoriens, car quand j'exhibai, non pas mon passeport fautif, mais le petit livret rouge qui attestait mon affiliation à l'ambassade, le ton des deux Cerbères s'adoucit. "Embajada de Francia, uh ?" gloussait le plus petit des deux, innocemment accoutré comme un Mario Bros des Andes, tandis que le grand échalas qui lui servait de compère me dévisageait intensément.

Ayant montré patte blanche, je pus continuer ma marche, les jambes légèrement cotonneuses. Une ultime épreuve m'attendait. Un autre contrôle était prévu à l'embarquement de l'aéroport de Tulcán. J'étais certes en territoire équatorien, mais rien ne saurait apaiser mes tracas avant mon retour dans le douillet appartement qui m'attendait à Quito.

La chance allait me sourire. Le contrôle des passeports était assuré par une jeune Équatorienne aux traits sévères, qui se fendit d'un sourire radieux quand je lui présentai mon document de l'ambassade. "Oh, tu t'appelles Alain ! Comme Alain Delon !" Fort de cet atout inattendu, et en bénissant mes parents qui ne m'avaient pas prénommé Archibald ou Théodore, je me laissais bercer par le marivaudage de cette accorte personne au charme rehaussé par le port de l'uniforme. Nullement affectée par les autres voyageurs qui piétinaient derrière moi, elle me fit part de sa passion pour la France, son art et ses ressortissants, tant et si bien que pus finalement embarquer, nullement contrôlé dans les règles mais étreignant comme un porte-bonheur le numéro de téléphone de ma sauveuse inespérée.

mercredi 8 février 2017

Le sandwich de la honte

La première fois que je mis les pieds dans un Subway, je n'avais aucune idée de ce que j'allais y trouver, mais bon, passer commande d'un sandwich dans un fast-food qui vend des sandwiches ne me semblait pas représenter une tâche insurmontable.



C'était midi et il y avait foule. Juste devant moi, dans la queue, se trouvait un couple. Mais que faisait une jeune femme d'apparence si aimable avec un tel type, un genre de bobo hi-tech vaniteux ? J'avoue avoir toujours été méfiant avec ce genre d'individus. Je contemplais ses mèches rastas et sa surveste ethnique alors qu'il jetait de temps à autre un œil vers son dernier modèle d'I-Phone, qu'il manipulait d'un geste alerte du pouce. Mais ce qui m'énervait au plus haut point, ce sont les regards complices qu'il échangeait avec la demoiselle, une si charmante jeune fille tombée, hélas, sous le charme de ce révolté de Desigual. Comment ce drôle peut-il avoir un tel succès ? J'en étais effondré.

Je tenais ma revanche. Là-bas, à l'accueil du Subway, une employée appelait le gars. "Client suivant s'il vous plaît ! Monsieur !" Mais le type, un vrai modèle de mal embouché, plongé dans on ne sait quelle discussion écolo-équitable avec sa jeune compagne, ne bronchait pas. Je le fixais avec un air entendu, bien décidé à ne pas lui dire qu'il était appelé. Car là-bas, l'employée du Subway continuait à héler. "Hé ! Monsieur ! c'est à vous. Votre commande s'il vous plaît !"

Je me délectais de la situation. Le jean-foutre solidaire était au-delà de toute incorrection. Il poursuivait son babillage avec la jouvencelle à la face d'ange, sans se préoccuper le moins du monde de la file d'attente qui commençait à gronder. Un tel comportement méritait un juste châtiment, et, un sourire aux lèvres, je continuais à observer le couple. Car les appels se faisaient impérieux. "Eh ! Vous, là ! c'est pas possible, il est sourd ce mec-là, ou quoi ?"

Soudain, je me figeai. Le bobo aux dreadlocks, tourné vers moi, me dévisageait. Et il proféra devant ma face interdite : "Eh, vous ne voyez pas qu'elle vous appelle depuis tout à l'heure, la dame ?"

Une cape de honte s'abattit sur moi. Comment pouvais-je savoir qu'au Subway, les habitués passent leur commande en trois mots et attendent leur commande dans la file ? Je ne sais plus ce que je pris ce jour-là, ni comment je l'ingurgitai, accablé par la flétrissure et ruminant d'amères pensées contre mes préjugés, fussent-ils à l'encontre d'un bobo m'as-tu-vu.

mercredi 1 février 2017

Journal d'un salarié - Le rachat

Le petite boîte de service qui m'employait bruissait d'une rumeur insistante et feutrée. Songez donc, le grand groupe SuperGigaTech, côté en bourse et bardé de références prestigieuses, était sur le point de nous racheter. Nous, pauvres informaticiens heureux de décrocher çà et là des contrats mal ficelés qu'il fallait bien honorer au prix de douloureux dépassements d’horaires, avions retenu l’attention du Bon Gros Géant. Nous nous faisions l'effet d'une Cendrillon courtisée par un Prince descendu exprès de son fier destrier. Décidément, que rêver de mieux pour la société SolussInfo, la solution qu'il vous faut, comme le proclamait si joliment notre devise presque immémoriale ?

On ne parlait que de ça. Les réunions de service étaient consacrées à notre avenir au sein d'un grand groupe. La perspective donnait à nos pauses déjeuner l'avant-goût d'un festin mémorable. Nous ne serions plus désormais des artisans bricoleurs de solutions précaires, avec ces lignes de codes développées à la va-vite pour respecter les échéances, nous car nous serions admis dans la cour des Grands Prestataires de Service en Système d'Information.



Notre staff de direction s'inquiéta de l'agitation qui s'était emparée des équipes. Avec raison : les tractations étaient secrètes, et devaient le rester. C'est que la moindre fuite pouvait tout faire échouer. Le nom même de SuperGigaTech devait rester caché, car la concurrence, toujours à l'affût, n'aurait pas pardonné cette sorte de délit d'initié et la moindre indiscrétion promettait mille complications pour entraver la marche des choses. Il fallait tout faire pour que ce projet de rachat officieux restât caché.

La rumeur, cependant, était si vivace, qu'il fallait une ferme reprise en mains pour préserver le semblant de confidentialité qui entourait les âpres négociations. Aussi, la Direction fit un communiqué. Une belle prose, et je le dis sans aucune arrière-pensée. Le texte, tout en faux semblants et avec force usage du conditionnel, laissait en effet entendre que certains changements pourraient avoir lieu, sans qu'aucun engagement d'aucune espèce ne soit encore conclu, et qu'il fallait donc mettre fin à ce qui était qualifié de vaines spéculations. Et surtout, il fallait éviter de citer le nom de tel ou tel partenaire potentiel (ainsi était désigné l'ogre qui s'apprêtait à nous avaler tout crus), car la moindre fuite dans ce domaine signerait le fiasco de tout le projet. Voudrions-nous, oui ou non, profiter de cette chance unique d'ouvrir de nouveaux horizons ?

Un superbe morceau de rédaction en vérité, nourri de termes choisis et soigneusement pesés, fruit d'années de hautes études dans les plus prestigieuses écoles du pays, voici ce que notre sage Direction avait choisi de communiquer à tous ses employés par l'envoi d'un message électronique.

Mais une chose avait été oubliée. Quand le texte officiel et bichonné dans ses moindres détails fut donné à la secrétaire, celle-ci s'aperçut au moment d'envoyer le mail que son objet était resté vide. Elle fit preuve d'initiative et le compléta d'une courte phrase. C'est ainsi que nous reçûmes tous ce communiqué longuement mûri, précédé de l'objet : "RACHAT DE SOLUSSINFO PAR SUPERGIGATECH".

Alain CF

Evidemment authentique. Les noms ont été changés.

mercredi 25 janvier 2017

L'ogre du Nil

J'ai longtemps affecté d'être un touriste différent et de fuir les foules de visiteurs. Au Caire, j'explorai seul la place Tahrir, bien avant que le Printemps arabe ne la mette à la Une de tous les journaux, allais fureter çà et là au hasard des ruelles de la métropole. Je voulus entrer dans un bistrot fréquenté par les locaux, pour y savourer un thé, à l'instar des gens du lieu. Il s'agissait pour moi de saisir un peu du quotidien ordinaire, loin des clichés des guides de voyage. Las, le patron m'apporta avec déférence une tasse d'eau chaude et un sachet de Lipton, en tout point identique à ceux que l'on trouve en rayons chez nous. Je me confondis en remerciements avant d'absorber en feignant mille délices le breuvage au goût prononcé de chlore, sous les regards attentifs de mes voisins de table. J'appris plus tard que les étrangers étaient ainsi honorés, tant leur offrir le thé ordinaire des Égyptiens était inconcevable.

(c) http://nikon-sevast.blogspot.fr/2015/02/le-geant-de-la-vallee-des-rois-carlo.html

Je repris mes promenades guidées par le hasard, quand un rude gaillard se mit en travers de mon chemin. Il me bloquait tout simplement le passage et attendait je ne sais quoi. "Excusez-moi, monsieur", dis-je en français, à la fois pour lui indiquer ma nationalité et faire preuve de politesse. L'autre se fendit d'un large sourire. "Français ! j’adore la France ! Mon frère a travaillé à Lyon". Il me tendit la main en un geste fraternel, et je fis de même en digne porteur du flambeau de l'amitié entre les peuples. Mauvaise idée : l'autre m'empoigna comme dans un étau et cette montagne de muscles se mit à m'entraîner. "Viens chez moi ! tu es mon invité !" Résistant tant bien que mal, je faisais jouer toute mon inertie pour me défaire du piège, en improvisant tout ce qui me passait par la tête en guise de dénégation. "Non, merci, je n'ai pas le temps, je suis attendu". L'idée de me retrouver dans je ne sais quel repaire en compagnie de cet ogre du Nil ne m'inspirait que des pensées funestes. Mais l'autre continuait à me tirer par le bras, sous le regard amusé des Cairotes qui contemplaient un gringalet d'Européen en pantalons courts happé par le colosse du lieu.

Mes récriminations finirent par porter. Le géant me lâcha et, joignant le geste à la parole, me fit comprendre combien son cœur était blessé de mon refus. Je compatissais bien volontiers, en affirmant qu'en d'autres circonstances, goûter un moment en sa compagnie aurait représenté le summum de la félicité. Avec regret il me tendit la main pour prendre congé. Je fis l'erreur de la serrer, car immédiatement, le type l'avait de nouveau emprisonnée, et s'employait à me tracter sur le trottoir, tout-à-fait de la façon que l'on mène les bestiaux, en clamant à qui voulait l'entendre que j'étais son invité, que la France était son pays de cœur, parmi d'autres imprécations en arabe qui m'échapperaient pour toujours.

Usant de toute ma volonté, je parvins à me défaire de son étreinte, clamant que non, décidément, je ne voulais pas aller chez lui, ni où que ce soit. Le malabar affectait la plus sincère affliction et se répandait en supplications, mais pour le coup, j'avais ma dose. Je le saluai d'un geste bref et tournai les talons, laissant ce prédateur sournois retourner à son affût de touristes égarés.