vendredi 13 mai 2011

Lettre d'un tortionnaire repenti

Monsieur le Président,

Vous savez qui je suis. N’importe si pour vos services je fus tantôt Radu Popescu, Iohann Moritz ou Harap Alb. Vous comme moi savons de quoi nous parlons, aussi prendrai-je le ton libre d’un adulte faisant usage de ses capacités intellectuelles et de sa mémoire, comme il se doit d’être en n’importe quel régime du monde libre – de cette sphère démocratique que vous dites défendre corps et âme, Monsieur le président.

Je suis sans illusion. Cette lettre, comme les autres qui l’ont précédées, risque de finir dans la corbeille à papiers. Me voilà parti comme à l’ordinaire pétri de bonnes résolutions, et dès que j’aurai une nième fois exposé les motifs de ma requête je n’aurai de cesse d’abjurer mes actions passées. Certains trouvent, dit-on, la catharsis par l’écrit. J’aimerais tant que ce soit mon cas.

Sans doute cela est-il possible pour l’homme ordinaire. Mais peut-on aspirer à une telle purification quand on porte dans sa chair le poids de l’histoire ? Jadis, mon passage à l’Ouest a permis aux démocraties de fabriquer de vigoureux anticorps contre l’infection marxiste. J’ai miné avec mes révélations tout le système communiste plus d’une décennie avant que le premier coup de pioche n’effleure même le mur de Berlin. Sans moi on l’attendrait encore, cette destruction libératoire. Ces dernières années, je suis l’homme qui provoqua l’invasion de l’Irak, à la recherche des armes de destruction massives. Qu’on ne les ait pas trouvées – ou plus exactement pas toutes trouvées – était parfaitement prévu. Vous le savez comme moi, j’avais moi-même conçu des programmes de destruction de masse, et je connais l’importance de préparer des cachettes solides pour de tels engins de malheur. Il n’est pas étonnant qu’elles soient introuvables, mais j’ai ma petite idée. Quoi qu’il en soit, sans ma parole d’expert, Saddam Hussein continuerait de parader, aurait peut-être rayé de la carte du monde quelques peuplades oubliées et se servirait d’Israël comme paillasson.

Mon travail intellectuel contribua à façonner le monde tel qu’il est aujourd’hui. Croyez-moi ou non, mais c’est ainsi. Sans moi, la politique internationale serait complètement différente. Je manque de modestie ? Mais je n’en ai cure. Seule la vérité m’importe, et du reste tout homme un peu informé peut confirmer mes assertions.

Croyez-vous que la certitude d’avoir rendu le monde meilleur rende ma vie sereine ? Je vécus, voyez-vous, toute ma jeunesse dans la Roumanie d’avant guerre. Temps heureux et indolents, sans aucun doute falsifiés dans mon esprit par l’insouciance de mon jeune âge, où la vie était rythmée par le pas nonchalant des chevaux et des vendeurs de journaux à la criée. L’on se pressait pour dévorer de croustillantes placintas de la calea Victoriei. Jean Moscopol faisait danser le beau monde, théâtres et festivals animaient tout le centre de Bucarest auréolée de sa réputation de Petit Paris.

Un concours de circonstances me fit connaître, jeune adulte, des autorités communistes. Ma mission était de surveiller de prétendus éléments subversifs. J’étais sérieux, fidèle, je savais rédiger des rapports. La politique ne m’intéressait pas. J’étais un bon client. J’étais honnête. Difficile à croire quand on se voue corps et âme à un régime aussi despotique, n’est-ce pas ? C’est pourtant la stricte vérité. Je n’avais aucune conscience politique. Le travail me plaisait, et mes employeurs me le rendaient bien. Sans y penser à mal, je grimpais les échelons. Un jour mon chef – un brave type un peu porté sur l’alcool mais qui avait le mérite de susciter la bienveillance de Moscou - me présenta à Mme Ceausescu. Je lui fis de l’effet : elle m’imposa comme sorte de conseiller occulte du pouvoir suprême. Désormais, tous les projets de surveillance du pays passaient par moi. Ou presque : je savais parfaitement être moi-même l’objet d’une surveillance des plus féroces.

Les secrets de l’Etat m’étaient ouverts. J’accompagnai Ceausescu chez Kadhafi. Je sus, longtemps avant le reste du monde, quelles armes de destruction massives étaient en préparation dans le désert de Libye. Je participais aux couvertures des groupuscules armés d’extrême gauche censés précipiter à l’Ouest la faillite du capitalisme à coup d’attentats, de prise d’otages et d’assassinats de grands patrons. Nous entraînions avec l’aide du camarade Tito des activistes palestiniens. Nos filières étrangères étaient efficaces : nous étions passés maîtres dans l’art de récupérer à notre compte des brevets sans débourser un sou ou presque. Les fournisseurs capitalistes devaient nous aider, détente oblige. Pourquoi ne pas en profiter ? A ce jeu-là, nous n’eûmes pas le moindre mal à exploiter la naïveté occidentale.

Je rigole encore de la joyeuse compagnie du camarade Lupescu, prenant des airs altiers pour singer le vieux De Gaulle. Comme nous avons ri à l’évocation de ces négociations de façade au sujet des brevets Renault ! Alors que nous affirmions notre admiration pour la vision politique du président français entrevoyant « de l’Atlantique à l’Oural » une Europe assez forte pour contenir la puissance américaine, nos agents s’infiltraient en sous-main dans les dossiers secrets du constructeur pour lui chiper son savoir-faire. Nous avons tout volé, sans rien payer. Les autorités françaises endormies par nos beaux discours n’y ont vu que du feu. Et Dacia a vu le jour. Chapeau bas ! [en français dans le texte]

Ce petit jeu bien rôdé aurait pu continuer longtemps. La passivité débonnaire des démocraties était notre fond de commerce. Mais je suis un homme, Monsieur le Président. Le souvenir des temps heureux de l’entre-deux guerres me travaillait. Mon statut ne faisait pas de moi un homme libre. Je voulais revivre l’époque sincère du bien-être. Travailler pour détruire le monde libre ne m’a jamais intéressé.

Un jour je partis. J’étais en mission à l’Ouest, je décidais d’y rester. Au pays, tout était resté en l’état : ma maison, mes affaires, mes voitures, mon violon. Ma famille. Toutes mes affaires furent détruites, l’on mit ma fille en prison.

Les Américains me recueillirent. Ils me questionnèrent très longtemps pour savoir si je n’étais pas une taupe. Il me suffit de lâcher quelques informations croustillantes pour qu’ils me croient sur parole. Je révélais combien leur système d’espionnage était infesté jusqu’à l’os par nos propres relais. Le ménage fut radical. Ils durent tout repenser de A à Z. L’Otan fut réformé. Ronald Reagan, convaincu que la détente n’était qu’un leurre, lança sur mes conseils le projet Guerre des Etoiles. C’est à partir de là qu’ils commencèrent à avoir le dessus.

La suite est dans les livres d’histoire. Après la faillite communiste, je projetais déjà de revenir m’installer dans mon pays natal. Mais vos prédécesseurs m’ont traité en pestiféré. Monsieur le Président, entendez-moi bien, je n’ai pas trahi mon pays. J’ai trahi les tortionnaires qui le dirigeaient. J’ai dit non quand d’autres s’accommodaient de la tyrannie. Combien ont eu ce courage ? Et j’ai abattu ce régime de cauchemar. Sans moi vous ne seriez encore qu’un pitoyable apparatchik sans avenir. Pardonnez cet éclat, mais que la vérité soit dite : JE NE SUIS PAS UN TRAITRE. Vous êtes du côté de la justice : j’attends votre amnistie.

Je suis revenu incognito au pays. Maudites retrouvailles. Bucarest, avec ses façades poussiéreuses et sa voirie éventrée, semble sortir d’un bombardement. Chaque lampadaire supporte un invraisemblable enchevêtrement de câbles. Reliés par dizaines, ils strient de leur noirceur la moindre vision du ciel. J’ai voulu retrouver mes semblables. Dans le tram l’on m’a bousculé sans ménagement. J’ai senti l’odeur sordide et caractéristique – mélange d’humeurs corporelles, de matières fécales et de choux – de la pire indigence.

Un même quartier, une même rue, présentent un panorama honteux de la société bucarestoise. Building dernier cri, cage à poules des temps administrés, maison de la Belle Epoque et ruines médiévales se juxtaposent en un fatras précaire. Beaucoup d’immeubles sont frappés d’un même sceau. Je me suis approché et j’ai lu : « risque sismique ». Au prochain tremblement de terre, ils s’effondreront. Alors, à quoi bon les restaurer ? On les laisse dans leur crasse. Ainsi les nombreuses terrasses de Lipscani, rendez-vous de tous les routards occidentaux venus retrouver ici un semblant de vie festive internationale. Comme dans tant d’endroits de par le monde, conçus sur un même modèle insipide et idiot, on vient entre amis y boire des bières en regardant Barcelone-Chelsea sur écran plat. On pourrait se croire au Quartier Latin, dans la vieille Prague, à Phuket ou Playa del Carmen. A croire que l’on voyage si loin pour retrouver les mêmes habitudes fatiguées, supporter la même muzak, se vautrer dans les mêmes beuveries.

Le pire est sans doute l’insupportable satisfaction que l’on vous jette à la figure en vous servant d’un air blasé des plats quelconques, des vins acides ou trop mûrs, des pâtisseries dégoulinantes de beurre sucré.

Est-ce ainsi qu’est devenue la capitale des Roumains ? Je suis bien placé pour connaître les ravages du traumatisme infligé à tout un peuple par l’emprise totalitaire. Après 1990 il a fallu tout reconstruire, tout aménager, éduquer les citoyens, les faire entrer dans l’Europe. Mais plus de vingt années plus tard ? Je me suis renseigné, Monsieur le Président, sur l’aspect de Paris en 1965, deux décennies après sa propre libération des forces nazies. Une grande capitale, moderne et vivante, bruissante de culture où les dégâts de la guerre ne sont plus qu’anecdotes. Mais Bucarest n’en finit pas de sortir du communisme.

Monsieur le Président, j’aimerais que vous répondiez à cette simple question : où passe l’argent de l’Europe ? J’aurais tant aimé être surpris par Bucarest, trouver un semblant de civilisation dans son aménagement, emprunter des trottoirs praticables, contempler des façades débarrassées de ces gigantesques publicités au nom de la dignité due au passant – sans parler de celle des personnes qui logent derrière. On aimerait que les seuls lieux rutilants soient autre chose que des casinos ou boîtes de strip-tease. La restauration du centre historique est empêchée, m’a-t-on dit, par d’interminables procédures judiciaires. Sans compter, a-t-on ajouté d’un air entendu, l’influence des Tziganes sur cette entreprise. Croyez-le ou non, j’avais oublié la facilité avec laquelle le bouc émissaire est invoqué pour justifier sa propre incapacité.

A la Gare du Nord j’ai pris un train. Son nom était engageant : la Flèche Bleue. Est-ce de l’humour ? En vérité le convoi n’est guère plus rapide que la navette qui relie l’Aéroport de Newark au centre de New York. Je suis descendu après plusieurs heures d’inconfort dans une petite ville. Un chauffeur de taxi m’a dit « le Christ est ressuscité ». J’avais oublié que c’était Pâques. Mon premier réflexe – héritage d’une vie passée en terre civilisée - fut de lui faire comprendre que sa croyance n’engageait que lui et qu’il ne fallait pas compter sur moi pour le conforter dans sa superstition. Heureusement je tins ma langue. Il ne fallait pas attirer l’attention sur moi dès mon arrivée. D’un ton timide et un peu honteux, je lui donnais la réplique rituelle : « En vérité, il est ressuscité ». Je croyais échapper à la touffeur de la métropole dans ce coin reculé et me voilà engoncé dans l’étroitesse des conventions rurales. L’essor de la foi m’a estomaqué. N’y a-t-il donc aucune séparation entre l’Eglise et l’Etat dans votre pays, Monsieur le Président ? Je lis les gros titres des quotidiens nationaux : la résurrection de Jésus, l’entretien avec tel dignitaire orthodoxe à la mine sévère… A la radio du taxi j’entendais le commentaire éclairé d’un envoyé spécial assurant au bon peuple que la lumière sainte était apparue spontanément à Jérusalem. Je ne sais quel Patriarche avait fait le voyage en jet pour ramener la flamme du miracle au pays, et de là la diffuser à l’ensemble des églises du territoire. Je me suis demandé un instant si pareil lavage de cerveau n’était pas comparable à celui vécu en terre d’Islam.

La religion est un ramassis de mythes, auxquels chacun est libre d’adhérer si l’envie lui en prend, mais pensez-vous un seul instant que ce modèle puisse servir de fondement pour construire le monde de demain ? Imaginez-vous CNN célébrer en titre principal la montée au ciel de la vierge Marie ?

Je voulais me fondre dans la petite ville en portant les habits de tout le monde. Peine perdue, l’accoutrement accentue ma gaucherie. Chacun me dévisage sans vergogne. Je voulais retrouver le cœur de mon pays. Me voilà plus étranger que jamais.

Alors que j’écris ces lignes dans la quiétude amère d’une maison – je ne vois personne mais je sais que les ragots vont bon train, derrière les volets clos qui protègent ma retraite – je me prends à évoquer nos retrouvailles prochaines. Je descends d’un avion blanc spécialement affrété, à l’aéroport Henri Coanda d’Otopeni. Un taraf en habits festifs joue en mon honneur la Hora de l’Union. Une petite fille aux cheveux noués par un ruban tricolore vient me remettre dans une révérence le pain et le sel, immémoriaux symboles de bienvenue. Vous êtes là, Monsieur le président, à moins que ce soit votre futur. Vous me remettez la clef du pays. Par-dessus la foule immense, j’aperçois sur une banderole les mots : « Bienvenue au héros ». Des vivats s’élèvent : « gloire à celui qui nous débarrassa du Conducator ! ». J’avance entre deux rangées de gardes nationaux au garde à vous. Une limousine aux couleurs officielle m’attend pour me conduire à l’Athénée. Dans cette salle prestigieuse, la Philharmonie George Enescu anime une soirée de gala. Le chef en habit d’apparats – queue de pie et gants immaculés – interrompt le récital et m’invite sur l’estrade. Il me remet le Stradivarius de Josef Joachim dont je fus autrefois l’acheteur au nom de l’Etat. Dans un silence recueilli je joue enfin l’Humoresque, déchaînant une ovation dont on parlera encore dans un siècle.

Voilà, Monsieur le président, le destin dû à un homme de ma trempe. Le temps presse. Je suis âgé et je peine à rédiger cette lettre à la lumière jaunâtre d’une ampoule de faible puissance. Dans quelques minutes, la baba qui m’a loué la chambre entrera sans frapper. Sans mot dire, elle déposera sur mon bureau une soupe aigre où surnagent des bouts de carottes. Je trouverai le sommeil au son étouffé des refrains de Manele venus de la maison voisine – des Tziganes.

Je ne suis pas un traître. La nation me mérite. Ne me laissez pas mourir ici.

Je vais maintenant entreprendre la relecture de cette lettre. A mon habitude je ne pourrai pas aller plus loin que la première page. Alors je la déchirerai en mille morceaux pour peut-être recommencer demain. Peut-être, Monsieur le Président.

Votre dévoué serviteur.