mercredi 22 février 2017

Purée amazonienne

La route qui mène en Amazonie a quelque chose de déconcertant. Là où on imagine une piste entravée de troncs sinueux, qu'il faudrait contourner en prenant garde aux anacondas tapis dans les frondaisons, se trouve un bête chemin de terre plutôt rectiligne et dénué de tout pittoresque. Et encore, je fais part de souvenirs déjà anciens. Aujourd'hui, un ruban de bitume soigneusement bordé de barrières de sécurité a dû remplacer le chemin rocailleux.

Roger et moi revenions au long de cette fameuse piste de Puerto Misahuallí, bourgade baignée par le Rio Napo. Le trajet ne présentait pas de difficulté particulière et quand nous vîmes deux autochtones nous faire des signes depuis le bas-côté, c'est sans la moindre hésitation que nous stoppâmes pour les prendre à bord. Les deux types, munis de paniers de fruits, désiraient se rendre à quelques kilomètres de là. Une conversation bénigne, comme toutes celles que l'on peut avoir avec des passagers réunis par le hasard, s'était engagée. Mais seul l'un des deux gars parlait. Je ne voyais pas, dans mon rétroviseur, la tête de l'autre. Allez savoir pourquoi, il s'était réfugié dans un mutisme obstiné, laissant le soin à son compagnon d'assurer l'art de la conversation.

Purée de mangue (c) http://mybeautifuldinner.com/recette/le-meilleur-mango-bowl/


Celle-ci tourna court. Au beau milieu de nulle part, le passager bavard nous demanda de nous arrêter, certifiant que leur destination était atteinte. Un peu étonné de cette précipitation, je stoppai la Peugeot, refusai la traditionnelle obole que les auto-stoppeurs payent dans ce pays, et voulus descendre aider nos passagers à reprendre leurs paniers de fruits. "Inutile ! merci !" fut la réponse précipitée et, étonnés, nous vîmes les deux gaillards s'activer, fuyant presque, vers on ne sait quel repaire.

Déconcertés par cette disparition subite, nous reprîmes la route. Mais une odeur douce-amère flottait dans l'habitacle et nous chatouillait désagréablement les narines. "Ils ont dû oublier des fruits trop mûrs", supposa Roger.

J'arrêtai la voiture pour jeter un œil à l'arrière. Un détail me frappa : une tâche orangée dégoulinait dans le dos de mon siège de conducteur. Le passager muet aurait-il par mégarde frotté l'un de ses fruits ? Mais Roger avait vu autre chose. Tout le sol était recouvert d'une purée brunâtre, exhalant son parfum âcre de mangue prédigérée. Le type avait vomi avec abondance, noyant la douce moquette de la 405 sous une épaisse couche de bouillie qui, nous nous en rendions compte maintenant que nous étions penchés sur le forfait, exhalait une abominable odeur de bile.

Je suis redevable devant l'éternité à Roger d'avoir pris sur lui le nettoyage de cette ignominie, tant l’écœurement m'avait amené au bord de la syncope. La main passée dans un vieux sac plastique, il vida l'auto de la majeure partie du bouillon infernal, le ramassant à force de pelletées clapotantes.

Nous avions rendez-vous avec un autre ami dans un restaurant de brousse. Nous fûmes alors abordés par un Français qui désirait aussi se rendre à Quito, un de ces baroudeurs-voyageurs qui avaient la fortune de courir le monde en comptant sur la générosité des gens. Nous l'avertîmes que le sol sur lequel il poserait les pieds était souillé de façon innommable. Mais l'homme n'en avait cure, et en effet, il fit tout le voyage les chaussures baignées par le restant de bol alimentaire, à la place même où le malade avait rendu tripes et boyaux. Cela ne le découragea nullement de nous narrer, pendant de longues heures, les paysages fabuleux par lui découverts dans les îles enchanteresses du Pacifique, alors que de prégnantes effluves de bile âcre saturaient l'habitacle.

mercredi 15 février 2017

Le benêt des frontières

J'ai un truc pour passer les frontières. Je prends mon sac sur l'épaule et adopte les traits d'un parfait naïf, un peu niais, foncièrement inoffensif. Si j'ai une casquette, je la rabats sur l'arrière de la tête pour accentuer l'apparence de l'imbécile bénin.

Que l'on me croie ou non, j'ai passé ainsi sans aucune encombre la frontière entre le Maroc et l'Espagne, quand tous les touristes - je dis bien tous - étaient soigneusement contrôlés et sommés de dépiauter leurs sacs devant des policiers pointilleux. Ayant décidé de ne pas attendre comme le commun des voyageurs, je pris le fameux air à la Bourvil et, déambulant comme le plus ingénu des ravis, le regard vaguement porté sur un horizon flou et le sourire comblé par Dieu sait quelle pensée éthérée, je dépassai toute la rangée d'un pas placide sans être nullement inquiété.

J'ai utilisé la technique avec succès maintes fois, même en Europe avant que Schengen n'ouvre les frontières. Bien entendu, en de telles occasions, je ne passais pas inaperçu. Je sentais bien se poser sur moi le regard questionneur des douaniers. Mais pas un ne bronchait. Inutile, pensaient-ils sans doute, de perdre du temps à fouiller un tel ingénu. Ce en quoi ils avaient raison, car jamais je n'ai tenté de passer en fraude quoi que ce soit de répréhensible. Ma démarche n'était donc pas celle d'un hypocrite. Elle ne faisait qu'accentuer un peu l'aspect bonasse des traits de ma jeunesse, dans le but de faire gagner du temps aussi bien au fouillé qu'au fouilleur.

La méthode du benêt inspirée par le brave soldat Chvéïk s'est toujours montrée redoutable. Mais il arriva qu'en Amérique du Sud l’entourloupe se retournât contre moi.

(c) http://www.elcomercio.com/actualidad/puente-rumichaca-cerrado-domingo-plebiscito.html

Je passai ainsi à pied le pont de Rumichaca, qui relie l'Equateur à la Colombie, le visage empreint de la plus tendre bénignité dont j'étais capable. Personne n'y trouva rien à redire, si bien que me voilà pénétrant hardiment en territoire colombien, sans que mon passeport ne se vît tamponné du visa indispensable à tout étranger. Clandestin malgré moi ! Cet oubli des autorités, encouragé par mon comportement de jeune cuistre, allait me causer bien des tracas. Quand je voulus prendre l'avion à San Juan de Pasto, deux armoires à glace me bloquèrent l'accès à la piste, m'intimant l'ordre de retourner au poste frontière. Il fallut l'intervention du pilote, venu en personne réclamer le passager manquant, pour que les deux gorilles, échangeant un regard de connivence, acceptassent de me laisser embarquer, contre la promesse expresse d'arranger ma situation à Cali.

Mais à Cali, rien ne devait s'arranger. Un gratte-papier d'une administration obscure se débarrassa de moi en m'envoyant consulter je ne sais quel haut gradé de l'aéroport. Je trouvais ledit colonel, absorbé à lutiner une Colombienne à la peau mate tendrement lovée sur ses genoux. Tout ce que ce Casanova des tropiques trouva à me conseiller, c'est de repasser la frontière dans l'autre sens, et sans davantage m'arrêter aux points de contrôle, le jour où je repartirais. Bref, un officiel bardé de galons m'enjoignait de violer la loi.

C'est ce qui devait arriver. Vaguement inquiet tout de même, car cette fois-ci j'avais quelque chose à me reprocher, j'empruntai le fameux pont dans l'autre sens, affectant l'air béat qui ne m'avait que trop bien réussi la fois précédente. Si nul douanier ne m'arrêta, je fus abordé par deux gars en civil qui avaient l'air de se balader sur le pont. Ils me montrèrent fugitivement leur carte officielle, sur laquelle je ne pus distinguer qu'un dessin de condor, ce qui ne voulait pas dire grand chose, les deux pays ayant pris cet animal comme emblème. L'alternative était claire. Si j'avais affaire à des Colombiens, les pitres tracas s'annonçaient. Mais ils devait s'agir d’Équatoriens, car quand j'exhibai, non pas mon passeport fautif, mais le petit livret rouge qui attestait mon affiliation à l'ambassade, le ton des deux Cerbères s'adoucit. "Embajada de Francia, uh ?" gloussait le plus petit des deux, innocemment accoutré comme un Mario Bros des Andes, tandis que le grand échalas qui lui servait de compère me dévisageait intensément.

Ayant montré patte blanche, je pus continuer ma marche, les jambes légèrement cotonneuses. Une ultime épreuve m'attendait. Un autre contrôle était prévu à l'embarquement de l'aéroport de Tulcán. J'étais certes en territoire équatorien, mais rien ne saurait apaiser mes tracas avant mon retour dans le douillet appartement qui m'attendait à Quito.

La chance allait me sourire. Le contrôle des passeports était assuré par une jeune Équatorienne aux traits sévères, qui se fendit d'un sourire radieux quand je lui présentai mon document de l'ambassade. "Oh, tu t'appelles Alain ! Comme Alain Delon !" Fort de cet atout inattendu, et en bénissant mes parents qui ne m'avaient pas prénommé Archibald ou Théodore, je me laissais bercer par le marivaudage de cette accorte personne au charme rehaussé par le port de l'uniforme. Nullement affectée par les autres voyageurs qui piétinaient derrière moi, elle me fit part de sa passion pour la France, son art et ses ressortissants, tant et si bien que pus finalement embarquer, nullement contrôlé dans les règles mais étreignant comme un porte-bonheur le numéro de téléphone de ma sauveuse inespérée.

mercredi 8 février 2017

Le sandwich de la honte

La première fois que je mis les pieds dans un Subway, je n'avais aucune idée de ce que j'allais y trouver, mais bon, passer commande d'un sandwich dans un fast-food qui vend des sandwiches ne me semblait pas représenter une tâche insurmontable.



C'était midi et il y avait foule. Juste devant moi, dans la queue, se trouvait un couple. Mais que faisait une jeune femme d'apparence si aimable avec un tel type, un genre de bobo hi-tech vaniteux ? J'avoue avoir toujours été méfiant avec ce genre d'individus. Je contemplais ses mèches rastas et sa surveste ethnique alors qu'il jetait de temps à autre un œil vers son dernier modèle d'I-Phone, qu'il manipulait d'un geste alerte du pouce. Mais ce qui m'énervait au plus haut point, ce sont les regards complices qu'il échangeait avec la demoiselle, une si charmante jeune fille tombée, hélas, sous le charme de ce révolté de Desigual. Comment ce drôle peut-il avoir un tel succès ? J'en étais effondré.

Je tenais ma revanche. Là-bas, à l'accueil du Subway, une employée appelait le gars. "Client suivant s'il vous plaît ! Monsieur !" Mais le type, un vrai modèle de mal embouché, plongé dans on ne sait quelle discussion écolo-équitable avec sa jeune compagne, ne bronchait pas. Je le fixais avec un air entendu, bien décidé à ne pas lui dire qu'il était appelé. Car là-bas, l'employée du Subway continuait à héler. "Hé ! Monsieur ! c'est à vous. Votre commande s'il vous plaît !"

Je me délectais de la situation. Le jean-foutre solidaire était au-delà de toute incorrection. Il poursuivait son babillage avec la jouvencelle à la face d'ange, sans se préoccuper le moins du monde de la file d'attente qui commençait à gronder. Un tel comportement méritait un juste châtiment, et, un sourire aux lèvres, je continuais à observer le couple. Car les appels se faisaient impérieux. "Eh ! Vous, là ! c'est pas possible, il est sourd ce mec-là, ou quoi ?"

Soudain, je me figeai. Le bobo aux dreadlocks, tourné vers moi, me dévisageait. Et il proféra devant ma face interdite : "Eh, vous ne voyez pas qu'elle vous appelle depuis tout à l'heure, la dame ?"

Une cape de honte s'abattit sur moi. Comment pouvais-je savoir qu'au Subway, les habitués passent leur commande en trois mots et attendent leur commande dans la file ? Je ne sais plus ce que je pris ce jour-là, ni comment je l'ingurgitai, accablé par la flétrissure et ruminant d'amères pensées contre mes préjugés, fussent-ils à l'encontre d'un bobo m'as-tu-vu.

mercredi 1 février 2017

Journal d'un salarié - Le rachat

Le petite boîte de service qui m'employait bruissait d'une rumeur insistante et feutrée. Songez donc, le grand groupe SuperGigaTech, côté en bourse et bardé de références prestigieuses, était sur le point de nous racheter. Nous, pauvres informaticiens heureux de décrocher çà et là des contrats mal ficelés qu'il fallait bien honorer au prix de douloureux dépassements d’horaires, avions retenu l’attention du Bon Gros Géant. Nous nous faisions l'effet d'une Cendrillon courtisée par un Prince descendu exprès de son fier destrier. Décidément, que rêver de mieux pour la société SolussInfo, la solution qu'il vous faut, comme le proclamait si joliment notre devise presque immémoriale ?

On ne parlait que de ça. Les réunions de service étaient consacrées à notre avenir au sein d'un grand groupe. La perspective donnait à nos pauses déjeuner l'avant-goût d'un festin mémorable. Nous ne serions plus désormais des artisans bricoleurs de solutions précaires, avec ces lignes de codes développées à la va-vite pour respecter les échéances, nous car nous serions admis dans la cour des Grands Prestataires de Service en Système d'Information.



Notre staff de direction s'inquiéta de l'agitation qui s'était emparée des équipes. Avec raison : les tractations étaient secrètes, et devaient le rester. C'est que la moindre fuite pouvait tout faire échouer. Le nom même de SuperGigaTech devait rester caché, car la concurrence, toujours à l'affût, n'aurait pas pardonné cette sorte de délit d'initié et la moindre indiscrétion promettait mille complications pour entraver la marche des choses. Il fallait tout faire pour que ce projet de rachat officieux restât caché.

La rumeur, cependant, était si vivace, qu'il fallait une ferme reprise en mains pour préserver le semblant de confidentialité qui entourait les âpres négociations. Aussi, la Direction fit un communiqué. Une belle prose, et je le dis sans aucune arrière-pensée. Le texte, tout en faux semblants et avec force usage du conditionnel, laissait en effet entendre que certains changements pourraient avoir lieu, sans qu'aucun engagement d'aucune espèce ne soit encore conclu, et qu'il fallait donc mettre fin à ce qui était qualifié de vaines spéculations. Et surtout, il fallait éviter de citer le nom de tel ou tel partenaire potentiel (ainsi était désigné l'ogre qui s'apprêtait à nous avaler tout crus), car la moindre fuite dans ce domaine signerait le fiasco de tout le projet. Voudrions-nous, oui ou non, profiter de cette chance unique d'ouvrir de nouveaux horizons ?

Un superbe morceau de rédaction en vérité, nourri de termes choisis et soigneusement pesés, fruit d'années de hautes études dans les plus prestigieuses écoles du pays, voici ce que notre sage Direction avait choisi de communiquer à tous ses employés par l'envoi d'un message électronique.

Mais une chose avait été oubliée. Quand le texte officiel et bichonné dans ses moindres détails fut donné à la secrétaire, celle-ci s'aperçut au moment d'envoyer le mail que son objet était resté vide. Elle fit preuve d'initiative et le compléta d'une courte phrase. C'est ainsi que nous reçûmes tous ce communiqué longuement mûri, précédé de l'objet : "RACHAT DE SOLUSSINFO PAR SUPERGIGATECH".

Alain CF

Evidemment authentique. Les noms ont été changés.