mercredi 1 février 2017

Journal d'un salarié - Le rachat

Le petite boîte de service qui m'employait bruissait d'une rumeur insistante et feutrée. Songez donc, le grand groupe SuperGigaTech, côté en bourse et bardé de références prestigieuses, était sur le point de nous racheter. Nous, pauvres informaticiens heureux de décrocher çà et là des contrats mal ficelés qu'il fallait bien honorer au prix de douloureux dépassements d’horaires, avions retenu l’attention du Bon Gros Géant. Nous nous faisions l'effet d'une Cendrillon courtisée par un Prince descendu exprès de son fier destrier. Décidément, que rêver de mieux pour la société SolussInfo, la solution qu'il vous faut, comme le proclamait si joliment notre devise presque immémoriale ?

On ne parlait que de ça. Les réunions de service étaient consacrées à notre avenir au sein d'un grand groupe. La perspective donnait à nos pauses déjeuner l'avant-goût d'un festin mémorable. Nous ne serions plus désormais des artisans bricoleurs de solutions précaires, avec ces lignes de codes développées à la va-vite pour respecter les échéances, nous car nous serions admis dans la cour des Grands Prestataires de Service en Système d'Information.



Notre staff de direction s'inquiéta de l'agitation qui s'était emparée des équipes. Avec raison : les tractations étaient secrètes, et devaient le rester. C'est que la moindre fuite pouvait tout faire échouer. Le nom même de SuperGigaTech devait rester caché, car la concurrence, toujours à l'affût, n'aurait pas pardonné cette sorte de délit d'initié et la moindre indiscrétion promettait mille complications pour entraver la marche des choses. Il fallait tout faire pour que ce projet de rachat officieux restât caché.

La rumeur, cependant, était si vivace, qu'il fallait une ferme reprise en mains pour préserver le semblant de confidentialité qui entourait les âpres négociations. Aussi, la Direction fit un communiqué. Une belle prose, et je le dis sans aucune arrière-pensée. Le texte, tout en faux semblants et avec force usage du conditionnel, laissait en effet entendre que certains changements pourraient avoir lieu, sans qu'aucun engagement d'aucune espèce ne soit encore conclu, et qu'il fallait donc mettre fin à ce qui était qualifié de vaines spéculations. Et surtout, il fallait éviter de citer le nom de tel ou tel partenaire potentiel (ainsi était désigné l'ogre qui s'apprêtait à nous avaler tout crus), car la moindre fuite dans ce domaine signerait le fiasco de tout le projet. Voudrions-nous, oui ou non, profiter de cette chance unique d'ouvrir de nouveaux horizons ?

Un superbe morceau de rédaction en vérité, nourri de termes choisis et soigneusement pesés, fruit d'années de hautes études dans les plus prestigieuses écoles du pays, voici ce que notre sage Direction avait choisi de communiquer à tous ses employés par l'envoi d'un message électronique.

Mais une chose avait été oubliée. Quand le texte officiel et bichonné dans ses moindres détails fut donné à la secrétaire, celle-ci s'aperçut au moment d'envoyer le mail que son objet était resté vide. Elle fit preuve d'initiative et le compléta d'une courte phrase. C'est ainsi que nous reçûmes tous ce communiqué longuement mûri, précédé de l'objet : "RACHAT DE SOLUSSINFO PAR SUPERGIGATECH".

Alain CF

Evidemment authentique. Les noms ont été changés.

1 commentaire:

  1. On se croirait dans la série "fais pas ci fais pas ca" dans la boîte de Lepic hi hi

    RépondreSupprimer