mercredi 15 février 2017

Le benêt des frontières

J'ai un truc pour passer les frontières. Je prends mon sac sur l'épaule et adopte les traits d'un parfait naïf, un peu niais, foncièrement inoffensif. Si j'ai une casquette, je la rabats sur l'arrière de la tête pour accentuer l'apparence de l'imbécile bénin.

Que l'on me croie ou non, j'ai passé ainsi sans aucune encombre la frontière entre le Maroc et l'Espagne, quand tous les touristes - je dis bien tous - étaient soigneusement contrôlés et sommés de dépiauter leurs sacs devant des policiers pointilleux. Ayant décidé de ne pas attendre comme le commun des voyageurs, je pris le fameux air à la Bourvil et, déambulant comme le plus ingénu des ravis, le regard vaguement porté sur un horizon flou et le sourire comblé par Dieu sait quelle pensée éthérée, je dépassai toute la rangée d'un pas placide sans être nullement inquiété.

J'ai utilisé la technique avec succès maintes fois, même en Europe avant que Schengen n'ouvre les frontières. Bien entendu, en de telles occasions, je ne passais pas inaperçu. Je sentais bien se poser sur moi le regard questionneur des douaniers. Mais pas un ne bronchait. Inutile, pensaient-ils sans doute, de perdre du temps à fouiller un tel ingénu. Ce en quoi ils avaient raison, car jamais je n'ai tenté de passer en fraude quoi que ce soit de répréhensible. Ma démarche n'était donc pas celle d'un hypocrite. Elle ne faisait qu'accentuer un peu l'aspect bonasse des traits de ma jeunesse, dans le but de faire gagner du temps aussi bien au fouillé qu'au fouilleur.

La méthode du benêt inspirée par le brave soldat Chvéïk s'est toujours montrée redoutable. Mais il arriva qu'en Amérique du Sud l’entourloupe se retournât contre moi.

(c) http://www.elcomercio.com/actualidad/puente-rumichaca-cerrado-domingo-plebiscito.html

Je passai ainsi à pied le pont de Rumichaca, qui relie l'Equateur à la Colombie, le visage empreint de la plus tendre bénignité dont j'étais capable. Personne n'y trouva rien à redire, si bien que me voilà pénétrant hardiment en territoire colombien, sans que mon passeport ne se vît tamponné du visa indispensable à tout étranger. Clandestin malgré moi ! Cet oubli des autorités, encouragé par mon comportement de jeune cuistre, allait me causer bien des tracas. Quand je voulus prendre l'avion à San Juan de Pasto, deux armoires à glace me bloquèrent l'accès à la piste, m'intimant l'ordre de retourner au poste frontière. Il fallut l'intervention du pilote, venu en personne réclamer le passager manquant, pour que les deux gorilles, échangeant un regard de connivence, acceptassent de me laisser embarquer, contre la promesse expresse d'arranger ma situation à Cali.

Mais à Cali, rien ne devait s'arranger. Un gratte-papier d'une administration obscure se débarrassa de moi en m'envoyant consulter je ne sais quel haut gradé de l'aéroport. Je trouvais ledit colonel, absorbé à lutiner une Colombienne à la peau mate tendrement lovée sur ses genoux. Tout ce que ce Casanova des tropiques trouva à me conseiller, c'est de repasser la frontière dans l'autre sens, et sans davantage m'arrêter aux points de contrôle, le jour où je repartirais. Bref, un officiel bardé de galons m'enjoignait de violer la loi.

C'est ce qui devait arriver. Vaguement inquiet tout de même, car cette fois-ci j'avais quelque chose à me reprocher, j'empruntai le fameux pont dans l'autre sens, affectant l'air béat qui ne m'avait que trop bien réussi la fois précédente. Si nul douanier ne m'arrêta, je fus abordé par deux gars en civil qui avaient l'air de se balader sur le pont. Ils me montrèrent fugitivement leur carte officielle, sur laquelle je ne pus distinguer qu'un dessin de condor, ce qui ne voulait pas dire grand chose, les deux pays ayant pris cet animal comme emblème. L'alternative était claire. Si j'avais affaire à des Colombiens, les pitres tracas s'annonçaient. Mais ils devait s'agir d’Équatoriens, car quand j'exhibai, non pas mon passeport fautif, mais le petit livret rouge qui attestait mon affiliation à l'ambassade, le ton des deux Cerbères s'adoucit. "Embajada de Francia, uh ?" gloussait le plus petit des deux, innocemment accoutré comme un Mario Bros des Andes, tandis que le grand échalas qui lui servait de compère me dévisageait intensément.

Ayant montré patte blanche, je pus continuer ma marche, les jambes légèrement cotonneuses. Une ultime épreuve m'attendait. Un autre contrôle était prévu à l'embarquement de l'aéroport de Tulcán. J'étais certes en territoire équatorien, mais rien ne saurait apaiser mes tracas avant mon retour dans le douillet appartement qui m'attendait à Quito.

La chance allait me sourire. Le contrôle des passeports était assuré par une jeune Équatorienne aux traits sévères, qui se fendit d'un sourire radieux quand je lui présentai mon document de l'ambassade. "Oh, tu t'appelles Alain ! Comme Alain Delon !" Fort de cet atout inattendu, et en bénissant mes parents qui ne m'avaient pas prénommé Archibald ou Théodore, je me laissais bercer par le marivaudage de cette accorte personne au charme rehaussé par le port de l'uniforme. Nullement affectée par les autres voyageurs qui piétinaient derrière moi, elle me fit part de sa passion pour la France, son art et ses ressortissants, tant et si bien que pus finalement embarquer, nullement contrôlé dans les règles mais étreignant comme un porte-bonheur le numéro de téléphone de ma sauveuse inespérée.

1 commentaire:

  1. Il faut sauver le brave soldat Alain. Trés drôle C'est tout de même étonnant de laisser passer les simplets aux frontières

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