mercredi 28 décembre 2016

Journal d'un salarié - le Concours

"Tirage au sort effectué en présence d'un huissier". La phrase est rassurante. Mais il ne faut pas y trouver une quelconque garantie de quoi que ce soit, si ce n'est celle qu'un huissier était benoîtement là, le jour J.

Je peux en témoigner. L'un de nos articles avait été vendu avec la promesse d'un tirage au sort. Deux de mes collègues, Tao et Eric, avaient été chargés de concevoir un petit programme qui allait désigner les heureux lauréats, parmi des milliers de réponses. L'événement se déroulait dans les locaux de l'entreprise, en comité restreint, réunissant la fine équipe, quelques désœuvrés et l'indispensable Maître J***, le célèbre huissier des jeux de hasard.


Le programme informatique ne payait pas de mine. Son affichage consistait en un simple bouton "chercher". Une zone de texte toute blanche, à la droite de ce bouton, serait remplie avec le nom du tiré au sort. Afin que chacun puisse contempler l'opération, le tout était projeté sur grand écran.

Tao déplaça la souris sur le bouton "chercher " et cliqua. Presque instantanément s'afficha l’heureux élu : un certain Jean-Pierre Martin, de Troyes. Nous tenions notre grand vainqueur, désigné par le doigt impartial du hasard. L'huissier sortit un stylo Mont-Blanc de sa pochette et, avec l'air de manier une plume d'oie, il nota sur son calepin le nom de l'élu à la suite des mots "premier prix SolussInfo".

Avec un grand sourire, Tao déclara : nous allons maintenant désigner le second prix. Il cliqua de nouveau sur le bouton "chercher". Aussitôt, la zone d'affichage s'effaça et se remplit avec le texte suivant : Jean-Pierre Martin, de Troyes. Une ombre d'incrédulité voila la face des deux informaticiens. "J'ai pourtant cliqué", gémit Tao. Eric s'empara de la souris, plaça consciencieusement le curseur au beau milieu du bouton, et cliqua à son tour. La zone s'effaça comme auparavant, et le programme de recherche aléatoire s'en fut dénicher un nom parmi la vaste base des postulants, pour finalement afficher en guise de deuxième prix l'heureux Jean-Pierre Martin, de Troyes.

L'ensemble des participants jeta un œil à Maître J***. L'huissier, Mont-Blanc toujours en main, s'employait à rayer méthodiquement le nom qu'il avait inscrit sur son calepin en regard du libellé "premier prix Solussinfo".

"Veuillez nous excuser, Maître, un simple bug. Nous allons remédier à cette anomalie, cela ne sera pas long".

"Faites, faites", laissa tomber l'huissier, se calant sur son siège avec humeur.

Cet après-midi-là, quand je passais dans les couloirs, il m'arrivait de voir du coin de l’œil Tao et Eric se chamailler, assis devant un écran sur lequel défilaient des lignes indigestes de code en langage C. J’ignore avec précision ce qui clochait dans leur programme, si ce n'est qu'une fonction de hasard avait apparemment choisi de braver le destin en renvoyant obstinément la valeur 1 à chaque appel, désignant de ce fait toujours le même individu - cet heureux M. Martin de Troyes - au lieu d'aller simuler la main innocente des temps pré-électroniques.

Je ne sais pas exactement comment Tao et Eric s'en sont sortis, car quand je quittai le bureau, à la nuit tombante, le programme était toujours en phase de dissection. Mais le lendemain, j'appris qu'un tirage au sort "honorable" avait tout de même pu être réalisé, avec une liste de lauréats, "tous différents", me certifia-t-on avec un tremblement de fierté dans la voix.

Et l'huissier ? ai-je demandé. "Il s'était endormi sur sa chaise. On l'a réveillé avec la liste des noms, une fois le tirage au sort terminé", me répondit Eric. 

Après tout, pourquoi pas : le tirage au sort a bien été réalisé en présence d'un huissier, fût-il ronflant tout son soûl comme le plus bienheureux des hommes.

Alain CF

Note
L'histoire est authentique. J'ai changé tous les noms. Que monsieur Jean-Pierre Martin de Troyes, s'il existe, me pardonne.