Jamais, je crois, je n'ai revu d'eau si pure qu'aux Galapagos. Assis à l'arrière d'un bateau, les pieds baignés par une eau tiède, je discernais tous les détails d'un fond arc-en-ciel. De grandes anémones doucement bercées par le flux saluaient avec bonhomie des madrépores aux bras hérissés. Des labres géants roulaient nonchalamment leur bosse proéminente, nullement dérangés par le vol aérien des mantas. Il arrivait qu'un couple de lions de mer, filant comme des flèches brunes, traversât la scène en jouant dans l'onde.
Mais il y avait aussi des tétraodons, poissons à la face carrée qui venaient disputer aux pélicans les restes de cuisine. Le tétraodon est aussi moche que son nom le laisse supposer. Son mufle hideux paraît sorti d'une usine de bagnoles soviétiques. Deux yeux globuleux couronnent cette motte de beurre mal dégrossie qui lui sert de corps, propulsé par des bouts de nageoires risibles qu'il fait voleter à toute allure pour en compenser le rachitisme. Et sa gueule est munie de dents toutes plates et redoutables.
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C'est ce que je compris quand l'un de ces bestiaux, attiré par mes pieds mollement baignés, s'en vint tout simplement me croquer un bout d'orteil. La sale bête ! Le mouvement de douleur me fit perdre une sandale qui alla, en tournoyant comme une samare, se poser doucement au milieu des madrépores. L'ignoble bestiasse ne m'avait heureusement arraché qu'un bout de peau, mais je déplorais la perte de la précieuse tong, ce qui m'obligerait dorénavant à cheminer précautionneusement pieds nus dans les îles volcaniques hérissées d'aspérités tranchantes.
Mais je devais me venger. Sur le bateau, mon ami Bruno et moi avions trouvé une canne à pêche munie d'un vieil hameçon. Estimant à juste titre que le poisson ne devait pas être bien farouche dans cet archipel, nous nous mîmes tout de suite à l'ouvrage, après avoir amorcé avec un reste de porc trop cuit. Le fil se tira aussitôt. Une prise assez lourde, quoique pas batailleuse pour un sou, avait été tentée par le bout de gras. Elle atterrit avec un gros plouf sur le pont, exactement entre Bruno et moi. Je reconnus aussitôt le tétraodon à la face de camion. Le machin gigotait pitoyablement par terre, et je m'apprêtais à le délivrer.
Mais un son incroyable sortit de l'ignoble animal. Un son comme jamais je n'en avais entendus dans la nature. Un bruit d'aspirateur. Que l'on me croie ou non, cette cochonnerie informe aspirait l'air de toutes ses forces, gonflait tant et plus sous nos yeux ébahis jusqu'à prendre la forme d'un ballon. Sans doute influencé par de mauvais films de science-fiction, je hurlai : "aux abris ! il va exploser !". La perspective de me retrouver constellé de tripes de poisson m'avait en un éclair traversé l'esprit. Bruno et moi avions reculé de quelques mètres, l'avant-bras en travers du visage, le regard plissé dans l'attente de la catastrophe, tandis qu'un vent de panique faisait s'égailler dans les coursives touristes en bermudas et chemises à fleurs .
Le tétraodon n'explosa pas. Ayant atteint le maximum de son diamètre, il se mit à se dégonfler tout aussi soudainement dans un navrant bruit de baudruche, redevenant l'ignominie flasque que nous avions si hardiment hissée à bord. Ses yeux torves roulaient en une misérable imprécation. D'un réflexe digne de Tom Cruise dans Mission Impossible, je me précipitai sur ce cauchemar de la nature, décrochai l'hameçon et rejetai le truc encore frétillant dans l'océan. Nous le vîmes rejoindre ses congénères avec toute la force de ses nageoires ridicules, nous promettant solennellement de ne plus importuner la faune des Galapagos.
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