La route qui mène en Amazonie a quelque chose de déconcertant. Là où on imagine une piste entravée de troncs sinueux, qu'il faudrait contourner en prenant garde aux anacondas tapis dans les frondaisons, se trouve un bête chemin de terre plutôt rectiligne et dénué de tout pittoresque. Et encore, je fais part de souvenirs déjà anciens. Aujourd'hui, un ruban de bitume soigneusement bordé de barrières de sécurité a dû remplacer le chemin rocailleux.
Roger et moi revenions au long de cette fameuse piste de Puerto Misahuallí, bourgade baignée par le Rio Napo. Le trajet ne présentait pas de difficulté particulière et quand nous vîmes deux autochtones nous faire des signes depuis le bas-côté, c'est sans la moindre hésitation que nous stoppâmes pour les prendre à bord. Les deux types, munis de paniers de fruits, désiraient se rendre à quelques kilomètres de là. Une conversation bénigne, comme toutes celles que l'on peut avoir avec des passagers réunis par le hasard, s'était engagée. Mais seul l'un des deux gars parlait. Je ne voyais pas, dans mon rétroviseur, la tête de l'autre. Allez savoir pourquoi, il s'était réfugié dans un mutisme obstiné, laissant le soin à son compagnon d'assurer l'art de la conversation.
Purée de mangue (c) http://mybeautifuldinner.com/recette/le-meilleur-mango-bowl/ |
Celle-ci tourna court. Au beau milieu de nulle part, le passager bavard nous demanda de nous arrêter, certifiant que leur destination était atteinte. Un peu étonné de cette précipitation, je stoppai la Peugeot, refusai la traditionnelle obole que les auto-stoppeurs payent dans ce pays, et voulus descendre aider nos passagers à reprendre leurs paniers de fruits. "Inutile ! merci !" fut la réponse précipitée et, étonnés, nous vîmes les deux gaillards s'activer, fuyant presque, vers on ne sait quel repaire.
Déconcertés par cette disparition subite, nous reprîmes la route. Mais une odeur douce-amère flottait dans l'habitacle et nous chatouillait désagréablement les narines. "Ils ont dû oublier des fruits trop mûrs", supposa Roger.
J'arrêtai la voiture pour jeter un œil à l'arrière. Un détail me frappa : une tâche orangée dégoulinait dans le dos de mon siège de conducteur. Le passager muet aurait-il par mégarde frotté l'un de ses fruits ? Mais Roger avait vu autre chose. Tout le sol était recouvert d'une purée brunâtre, exhalant son parfum âcre de mangue prédigérée. Le type avait vomi avec abondance, noyant la douce moquette de la 405 sous une épaisse couche de bouillie qui, nous nous en rendions compte maintenant que nous étions penchés sur le forfait, exhalait une abominable odeur de bile.
Je suis redevable devant l'éternité à Roger d'avoir pris sur lui le nettoyage de cette ignominie, tant l’écœurement m'avait amené au bord de la syncope. La main passée dans un vieux sac plastique, il vida l'auto de la majeure partie du bouillon infernal, le ramassant à force de pelletées clapotantes.
Nous avions rendez-vous avec un autre ami dans un restaurant de brousse. Nous fûmes alors abordés par un Français qui désirait aussi se rendre à Quito, un de ces baroudeurs-voyageurs qui avaient la fortune de courir le monde en comptant sur la générosité des gens. Nous l'avertîmes que le sol sur lequel il poserait les pieds était souillé de façon innommable. Mais l'homme n'en avait cure, et en effet, il fit tout le voyage les chaussures baignées par le restant de bol alimentaire, à la place même où le malade avait rendu tripes et boyaux. Cela ne le découragea nullement de nous narrer, pendant de longues heures, les paysages fabuleux par lui découverts dans les îles enchanteresses du Pacifique, alors que de prégnantes effluves de bile âcre saturaient l'habitacle.
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